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il ne prendrait jamais d’autre femme que moi et il m’aimerait toujours bien, il me l’a dit. Il ne pourra pas te payer ma dot, mais il restera toujours à ton service et sera ton serviteur le plus dévoué ; nous t’aimerons bien tous deux ; et moi, je serai bien heureuse avec lui parce que je l’aime. Je t’en supplie, mon bon père, fais-moi épouser Ahmed. » Et elle se traînait aux pieds de son père et baisait le bas de son burnous.

En pareille circonstance, un Français aurait essayé de prouver à sa fille qu’elle était folle, et ensuite l’aurait peut-être mariée malgré elle ; l’Arabe y mit moins de façons : il renvoya rudement Zora sans l’entendre davantage ; puis, sous un prétexte futile, il fit donner la bastonnade à Ahmed, en attendant mieux pour lui.

Le lendemain de cette scène, la jeune fille, trompant toute surveillance, se rendit encore une fois seule à la source. Ahmed, humilié, traînant avec peine son corps meurtri des coups qu’il avait reçus la veille, apprit la terrible nouvelle de la bouche de Zora. Que se dirent les amoureux désespérés dans cette dernière entrevue ? Quelles sinistres résolutions inspirées par la haine et par le désir de la vengeance arrêtèrent-ils ensemble ?… Ils ne l’ont jamais répété à personne. On sait simplement qu’ils se virent, parce qu’un vieil Arabe qui les avait aperçus de loin en a rendu compte longtemps après.

Huit jours se sont écoulés : c’est grande fête au douar de Sidi-Abd-el-Kader ; on célèbre le mariage de Ben-Kaddour et de Zora. Les moutons et les bœufs, embrochés à de longues perches, rôtissent tout entiers devant les feux allumés en plein air, où cuisent également de grands plats de couss-couss ; une difa gigantesque est offerte aux nombreux invités. La flûte et le tam-tam exécutent leur musique interminable ; les chevaux bondissent à la fantasia ; de tous côtés, l’on entend parler la poudre en l’honneur des mariés.

Le cadi a prononcé les paroles sacramentelles, le couple est uni. L’heureux Kaddour entraîne sa femme sous sa tente où va se consommer le mariage. Il écarte le voile qui couvre la jeune fille : Zora se montre à lui avec toutes les grâces et toutes les séductions de la beauté à son aurore : la pudeur de la vierge rougit ses joues ; sous son front blanc que pare un tatouage de rose, ses grands yeux noirs brillent d’un feu fébrile, étrange, qui donne le frisson et inspire le désir ; ses cheveux noirs se déroulent des deux côtés de sa tête, sur ses épaules, en longues boucles soyeuses. Ses paupières sont teintes de koheul, on a paré ses mains et ses pieds de hennéh ; elle a mâché la feuille de sonak qui