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— C’est le moment ! pensa le traître.

Guillemardou, selon sa coutume, sauta d’abord au cou de Réveillard, l’accola à double rebras, l’embrassa, l’embrassa, l’embrassa encore, puis, atteignant le paroxysme de la tendresse, se jeta soudain à ses genoux, lui prodiguant les noms des plus douces fleurettes et des plus gentils oiselets.

— À l’œuvre ! rugit le féroce Réveillard.

Et en moins de temps que Guillemardou n’en mettait d’ordinaire à lamper un canon, Réveillard a exécuté demi-tour, fait sauter ses boutons d’ordonnance, laissé glisser le long de ses jarrets herculéens la partie inférieure de son vêtement, relevé le reste, et, Horror ! horror ! horror ! comme dirait Shakspeare, étalé à la hauteur des lèvres de Guillemardou la plus plantureuse rotondité que l’inexpressible de garance ait jamais cachée sous ses chastes voiles.

Figure pour figure, autant celle-là que l’autre. Guillemardou, dans l’aveuglement de sa tendresse, ne s’aperçoit même pas de la perfide substitution qui s’est opérée. Et le voilà, embrassant plus éperdument que jamais, moulant son nez et son menton dans la chair qui tremble et mollit, satisfait d’ailleurs de l’impassibilité absolue de cette face si bonne à becqueter, qui ne traduit son ennui que par d’insaisissables soupirs.

Alors, quelqu’un survint, qui releva un des coins de la tente.

Onze heures venaient de sonner. C’était le moment de l’appel. Toutes les troupes du camp étaient sur les rangs, l’arme au pied.

À la vue du singulier spectacle qui s’offrit à leurs regards, les soldats, en dépit des exigences disciplinaires, ne purent contenir leur hilarité.

La contagion, comme une immense traînée de poudre, s’étendit en quelques minutes jusqu’aux extrémités du camp.

Les grenadiers avec leur rire sonore et vibrant commencèrent le feu ; puis ce fut le rire aigu et saccadé des voltigeurs ; puis le rire gras et gouailleur des zouaves. Les turcos à leur tour firent entendre leur gros rire guttural ; enfin, brochant sur le tout, vint le rire large et puissant des chasseurs d’Afrique et des spahis.

Bientôt toute cette gaieté se fondit en une sorte de sauvage harmonie, tonnante, énorme, inextinguible, pareille au rire des dieux d’Homère. Les échos de l’Atlas en retentirent, et durant six semaines on n’aperçut pas un seul fauve dans les environs, tant avait été grande la terreur inspirée aux lions et aux panthères par ce formidable accès de gaieté.

Ce fut alors, alors seulement, que l’infortuné Guillemardou s’aperçut de l’infernal traquenard dans lequel il était tombé.

Il se releva, honteux, confus et dégrisé.

Depuis oncques ne fut vu embrasser face quelconque.

FABRE DES ESSARTS.