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UNE SUBSTITUTION

Chacun a son ivresse. Chez les uns, le vin produit une intarissable loquacité ; chez les autres, un absolu mutisme. D’autres, sous l’influence des vapeurs bachiques, sentent s’épanouir en eux comme une fleur de charmante gaieté. Plusieurs, au contraire, sous les baisers de la dive Bacbuc, voient tout à coup surgir dans leur cerveau la pieuvre hideuse de l’ennui.

J’ai connu un compagnon de jeunesse qui, aujourd’hui honnête magistrat, avait la monomanie singulière, lorsqu’il était gris, de faire l’éloge des belles-mères.

J’ai hanté un autre buveur de séjour, actuellement évêque in partibus, qui, lorsqu’il avait théologalement chopiné, ne rêvait que plaies et duels.

Mais ce n’est ni de mon ami le juge d’instruction, ni de mon autre ami le pontife, que je veux pour l’heure vous entretenir.

Il s’agit tout simplement du brave caporal Chrysostome Guillemardou que j’ai eu pour camarade de compagnie en Afrique, et qui est probablement général aujourd’hui, à moins qu’il n’ait, à mon insu, passé l’arme à gauche.

Guillemardou avait une ivresse à lui, une ivresse comme on en voit peu, quelque chose de bizarre, de contradictoire dans toute la mesure du possible.

Un mélange de féroce tendresse et d’affectueuse brutalité. La crise, dont la durée variait d’une heure à dix, se manifestait par une succession d’embrassades et de coups de poing, d’appellations caressantes et de grossières insultes.

— Té mon bon ! (Guillemardou était du Midi) comme tu es gentil, comme je t’aime !

Et vlan ! un coup de pied.

— Vieux sabot ! vieille buse ! satané viédaze !

Et pfft ! un baiser sur la joue.

C’était joie sans pareille au quartier, lorsque le caporal Guille-