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PETITE JEANNE
Conte de la nuit de Noël.

Lève-toi, bise glaciale, crie et pleure comme une folle ; Jacques n’allumera pas ce soir la bûche traditionnelle. Sonnez à toutes volées, cloches joyeuses ; Jacques ne prendra pas ce soir le chemin de la chapelle où les autres se rendront, la prière sur les lèvres et l’espérance dans le cœur. Venez en foule chanter autour de la ferme, mendiants déguenillés ; la porte restera close, car Jacques, si bon d’ordinaire, oublie, ce soir, que la part du pauvre a toujours été la part du bon Dieu.

C’est pourtant Noël, et jadis, à Noël, Jacques faisait flamber dans la cheminée le tronc presque entier d’un chêne, Jacques prenait le chemin de la chapelle comme les autres, Jacques ne laissait point partir les mains vides les pauvres qui chantaient sur un air lent et mélancolique les complaintes des temps passés.

L’an dernier encore, il y eut grand feu à la ferme, mais, pour la première fois de sa vie, Jacques ne répondit pas à l’appel des cloches, et quand Marguerite, la fermière, dit aux mendiants : « Priez bien cette nuit pour petite Jeanne », les mendiants remarquèrent que la pauvre femme avait des larmes dans la voix.

C’est que petite Jeanne était bien malade, en vérité. On avait approché son lit du foyer, et son front était si pâle que la lumière semblait se jouer sur lui comme sur de l’ivoire, et ses petits doigts étaient si amaigris et si transparents, qu’ils faisaient songer à ceux de ces vierges de cire qui dorment, les mains sur le cœur, dans les châsses des cathédrales. De quoi souffrait-elle ? Personne ne le savait. Seulement, une petite toux sèche déchirait sa poitrine, et l’on sentait qu’elle s’en allait doucement, perdant chaque jour ses forces et son sourire, comme les arbres perdent leurs feuilles quand souffle le vent d’automne.

Elle était née frêle et maladive, comme d’autres naissent robustes et pleins de santé, si bien que Pierre le meunier, son parrain, avait murmuré d’une voix toute triste en jetant des bonbons aux marmots, à la sortie du baptême : « Dansez et chantez, mes enfants ; j’ai bien peur qu’elle ne danse jamais comme vous ! »

Petite Jeanne avait six ans ; elle était plus jolie qu’une sainte et plus douce qu’une colombe, et Jacques tremblait bien souvent en se rappelant que les anges ne sont pas faits pour ce monde et qu’il leur faut des sphères plus éthérées.