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reau, la décrépitude du tyran, ses remords et ses terreurs ! À quoi pensait-il dans sa solitude peuplée de visions sanglantes ? Gardait-il encore en son cœur d’airain la conviction féroce d’avoir accompli son devoir ? pourquoi pas ? N’avait-il pas devant lui le chapeau glorieux que lui avait envoyé le pape ! ne voyait-il pas étinceler dans l’ombre les pierreries de l’épée sacrée, de l’estoc que Sa Sainteté lui avait fait remettre ! ne pouvait-il relire la lettre autographe jadis écrite par le Saint-Père, ce représentant de la toute-bonté sur terre, et qui félicitait le duc de sang de ses bûchers et de ses massacres !

Sans doute, c’était là un souvenir de joie ; mais non, la frayeur, mais l’effroi, mais la douleur étaient les plus forts. Le duc d’Albe avait peur maintenant ; il voyait, eût-on dit, monter jusqu’à lui comme une rouge marée qui menaçait de l’engloutir. Il tremblait ; il se confessait. Il se traînait aux genoux de ses chapelains ; il leur criait avec angoisse de le sauver de l’enfer qui venait. Et le roi, son maître, Philippe II, — terrifié peut-être, lui aussi, pâlissant devant tant de carnage et tant de meurtres, — écrivait à son valet, comme pour décharger sa royale conscience de ces crimes dont il était le complice : « Tout ce que vous avez tué par l’épée de ma justice, je le prends pour moi ; mais tout ce que vous avez tué par l’épée de la guerre au delà des besoins de mon service doit rester à votre charge. »

On croirait voir deux assassins vulgaires s’accusant l’un l’autre et mangeant le morceau devant leurs juges. Et le duc d’Albe tremblait toujours ! le misérable était si faible maintenant, lui, le terrible soldat, qu’il ne vivait plus — atroce ironie ! — que de lait de femme, comme les nouveau-nés. Oui, du lait, c’était du lait qu’il demandait pour vivre, celui qui avait versé le sang à flots, comme des ruisseaux, comme des fleuves.

Hélas ! les « hommes de sang » ne sont pas finis avec le duc d’Albe ! Ce maniaque du massacre a des successeurs ; — il en aurait en Espagne, peut-être ; il en a en Allemagne, à coup sûr ! Les gens qui tuent semblent renaître ou ne pas mourir.

Jules CLARETIE.