Page:La libre revue littéraire et artistique, 1883.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

troupeau d’oies sauvages, pour voler ainsi au-dessus d’une rivière « comme la Meuse ? »

Toute son implacable volonté passait parfois dans ses paroles. Promenant ses regards sur le doux peuple flamand, dont il ne soupçonnait point l’ardent héroïsme :

« Au temps jadis, disait-il, j’ai dompté des peuples de fer, j’aurai bientôt raison de ces hommes de beurre. »

Et ce maniaque assassin passait, superbe, par les rues de Bruxelles. Il sortait impassible, fier de l’œuvre accomplie, il sortait de son conseil de sang, songeant peut-être, comme allait le dire bientôt Vargas, qu’il était coupable de trop de pitié, et il n’entendait pas du fond de ces campagnes ravagées, — et comme un cri de haine avant-coureur du jugement de l’avenir, — ce Pater noster gantois où les pauvres gens avaient mis leurs malédictions suprêmes :

Diable d’enfer dont Bruxelle est la cour,
Que maudit soit ton nom et ton règne éphémère !

Non, ils n’entendent point, ces tueurs de peuples, les cris de rage des nations qu’on égorge. Ils passent. Ils portent haut la tête, et font bâtir des monuments à leurs crimes dont ils se parent comme d’une gloire. À l’heure même où la Flandre agonisait, le duc d’Albe, avec les canons pris sur les patriotes, ordonnait qu’on coulât ses traits en bronze, qu’on mît sous les pieds de sa colossale statue l’image des têtes, — tranchées par son ordre, — du comte d’Egmont et du comte de Hornes, et, sur le piédestal, il fit écrire, — il osa faire écrire :

« À Ferdinand Alvarez de Tolède, duc d’Albe, gouverneur des Pays-Bas sous Philippe deuxième du nom, pour avoir étouffé la sédition, châtié la rébellion, rétabli la religion, assuré la justice et la paix, au plus dévoué ministre du meilleur des rois, ce monument est érigé. »

Orgueilleux ! Ce qu’un tyran élève, un autre tyran l’abat, quand la justice du peuple ne le renverse pas. Requesens, le successeur du duc d’Albe en Flandre, fit détruire cette insolente statue. Jalousie de courtisan. Le duc d’Albe, dans son château d’Uzeda, songeait aux flots de sang qu’il avait fait verser ; il était vieux, son front chenu penchait vers la terre. Le soldat était devenu vieillard. Sur les soixante-quatorze ans qu’il venait de vivre, il avait consacré cinquante années, — cinquante, — à l’horrible gloire de son roi et de son Dieu.

Quel drame que celui de cette conscience ! Voilà qui devrait tenter un auteur assez hardi pour laisser de côté les aventures, et pour descendre hardiment au fond de l’âme humaine ! La vieillesse du bour-