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Ailleurs, ce sont des pyramides de choux, des Gaucases de carottes, des Hymalayas de salades et de poireaux.

Plus loin, toute une légion de musiciens fantastiquement disposés, prélude dans un angle de muraille rudement odorant à la grande « symphonie des fromages ».

Puis c’est le côté du gibier : là, d’interminables chapelets de grives, des monceaux de lièvres et de lapereaux.

Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est la présence de l’être humain au milieu de toutes ces hécatombes légumineuses ou animales, de l’être humain vivant, mais endormi, attendant au sein de quelque songe potager ou cynégétique le retour de l’aube aux doigts de rose.

Tout à coup vous avez cru voir remuer un chou-fleur. Ce chou-fleur est une bonne femme qui se retourne sous sa coiffe blanche et sa jupe de futaine verte.

Plus loin, vous êtes pris d’indignation contre les chasseurs qui tuent si mal les lièvres. Rassurez-vous, ce lièvre qui se tord dans l’agonie, c’est un gamin que le bruit de vos pas vient de réveiller en sursaut.

J’ai vu un homme étendu sur le dos, parmi une jonchée de têtes de salades et de choux pommés. C’était tout simplement superbe. Les tons verdâtres de son pantalon et les tons bleus de sa blouse se confondaient si intimement à la couleur pâle des choux et au vert intense des salades, qu’il était impossible de voir où l’homme finissait et où le légume commençait. Je n’ai jamais mieux compris les métamorphoses d’Ovide que cette nuit-là.

Quand on a marché quelque temps au milieu de ce chaos humano-végétal, il vous prend une sorte de vertige singulier, qui fait que tout ce qui vous entoure semble vivre et palpiter. Vous croyez entendre ronfler les radis, soupirer les fromages, geindre les laitues, tousser les pommes de terre, bêler les poireaux, renâcler les betteraves, etc.

Alors, par un renversement bizarre de votre être psychologique, c’est l’inverse de ce qui se passait tout à l’heure qui se produit.

Vous voyez un homme étendu au bord du trottoir, la tête appuyée sur la main. Cet homme est un tas de légumes.

Une femme vous apparaît, couchée en travers de la voie, le bonnet au vent. Cette femme est une botte de raiforts.

Cependant, par degrés les Halles se réveillent. Le roulement des charrettes devient plus bruyant. Les cris, les appels, les jurons se succèdent, se croisent. Les dormeurs se soulèvent, bâillent, s’étirent. Les sergents de ville apparaissent. Ceux-ci n’ont point alors ce pas cadencé, cette espèce de balancement rythmique qu’ils ont durant le jour, et qui fait qu’on les distingue des autres passants rien qu’à les entendre marcher. Ils vont, viennent, s’agitent, poussent les troupeaux