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CE QUE C’EST QU’UN PRÉFET

I

Je vous parle, ma foi, d’une trentaine d’années. Dans ce temps-là, j’étais un gros moutard à la figure rouge et joufflue ; mes cheveux blonds, toujours un peu ébouriffés, s’échappaient par grosses touffes de dessous mon petit bonnet d’indienne et pendaient le long de mes joues, sur mes épaules, comme de grands favoris ; une forte mèche, se dressant rebelle, formait une houppe sur le côté droit de mon front. J’étais vêtu d’un tablier de cretonne et de culottes à corsage, fendues derrière (il va sans dire qu’un pan de chemise débordait par la fente et que je mettais serviette à toute heure).

Pendant la sainte journée, je gaminais avec de bons compagnons de mon espèce sur les graviers de la Drôme, à la rage du soleil ou à la pluie, sans chapeau, et bien souvent nu-pieds. Il paraîtrait que tout de même je n’étais pas laid, et que je n’avais pas l’aspect repoussant, ni l’air mauvais diable, car je me souviens que les commères et les grandes filles étaient empressées à m’embrasser, quoique leurs caresses me fissent crier comme un sorcier, et quoique je ne fusse pas toujours bien débarbouillé.

II

Une fois… c’était un jour de semaine, et il faisait même bien beau temps ; cependant, presque personne de mon village d’Aoste n’était allé travailler aux champs et nous n’avions pas d’école. Le père Cadet Odon avait publié le matin, au son du tambour, qu’il fallait rentrer les fumiers, balayer les rues, chacun devant soi, et pavoiser les maisons. Pavoiser les maisons ?… Moi, je ne savais pas alors ce que c’était ; mais on m’a expliqué depuis que cela signifiait mettre des drapeaux. On avait planté à l’entrée du village, du côté de Crest, juste en face la maison du père Mourier, deux grandes perches garnies de buis, avec des drapeaux à leur cime (une de chaque côté du chemin). Les gens étaient endimanchés. Cadet Odon, qui avait été canonnier, tirait les boîtes de temps en temps : on aurait dit que c’était « la Vogue ».

Mais, ce qu’il y avait de plus beau, c’étaient les pompiers ! ! ! Il me semble que je les entends et que je les vois encore, quand ils remontèrent la grand’rue. D’abord, venaient les sapeurs avec leurs longues