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repus. Voilà : le déjeuner avait été en retard, on avait eu trop faim, on avait trop mangé ; et maintenant, alourdi, on restait là, fumant, sirotant le café, se versant, avec une touchante réciprocité, des petits verres ; dans la prostration que cause la suffocante approche d’un orage. La grosse blonde, l’échappée de brasserie, s’abandonnait, la tête sur la poitrine de son amant, vautrée, les yeux mis-cios, une cigarette éteinte collée aux lèvres. On ne s’écoutait plus. On ne s’était jamais écouté beaucoup. Maison en vint à des choses invraisemblables. Jusqu’à parler politique ! Même l’un de nous put se lever, comme poussé par un ressort classique, et braire le songe d’Athalie sans soulever l’indignation générale. Puis le ciel s’obscurcit ; de grosses gouttes s’écrasèrent sur la nappe. Tiens ! il pleuvait ! Voilà qui était drôle par exemple. On dressa le nez pour examiner le phénomène. Brusquement la pluie fit rage. Si bien que de petits cris aigus s’élevèrent et que finalement nous nous trouvâmes, sans nous être donné le mot, à quatre pattes sous la table, un peu pêle-mêle, tous d’ailleurs sérieux et dignes, écoulant, recueillis, le grondement majestueux du tonnerre lointain.

Après quoi le soleil reparut. De dessous la nappe les têtes émergèrent une à une, fraîches et reposées. Une ondée fait du bien. D’âcres parfums flottaient dans l’air purifié. On respirait. Dégrisés, nous allâmes au bord de la rivière, traînant les pieds dans l’herbe mouillée qui sentait bon. Ah ! le joli coup d’œil ! Plus un nuage. Tout flambait de nouveau. Mille bruits joyeux couraient, s’entrecroisaient, se heurtaient. Sur l’eau des yoles filaient, légères, pleines de canotiers aux bras nus, avec, à la barre, la tache claire d’une ombrelle ; et nous suivions du regard le mouvement rythmique des avirons ruisselants de perles scintillantes.

Ah !… le frisson me reprend… La rivière… Elle était là ; nous trempions nos mains dans sa tiédeur caressante. Et tant poétique elle était, tant amie, la chanson du courant rapide !… Je crois que nous avons fait des armes, après ; oui ; de la gymnastique aussi. On se rafraîchissait souvent Je ne sais plus, moi… Voyons…, Ah ! oui, le soir vint. La journée s’achevait dans un rougeoiement intense. Un grand calme descendait du firmament. Le vacarme criard du plein midi se fondait en un immense murmure, harmonieux, de plus en plus affaibli. Lentement, par degrés, le sombre envahissait tout. Quelques étoiles se montraient, pâles encore. Et quand nous retournâmes nous asseoir pour dîner autour de la grande table, sous les vieux marronniers, nous reconnûmes que nous n’avions pas faim. Alors, nous avons bu, beaucoup. Quelques jeunes gens grimpèrent dans les arbres, accrochèrent dans les feuilles des lanternes vénitiennes rouges, bleues, jaunes. Les femmes, voyant ainsi leurs amants suspendus aux branches,