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une poussée furieuse, avec des hurlements de colère et d’indignation, était entrée une cohue de paysans. Les deux hommes s’élancèrent vers l’issue opposée et disparurent, entraînant après eux les poursuivants et tous les danseurs.

En un clin d’œil, il n’y eut plus dans le bal que les instruments de musique, étonnés de redevenir muets…

La rue fut secouée d’un tumultueux piétinement de souliers ferrés se hâtant vers un but encore inconnu. Puis le silence s’établit. Le village était désert. Quelques douzaines d’indigènes, ivres, anéantis dans une torpide immobilité, restaient seuls, derniers échantillons d’une population évanouie.

Alors les bœufs traîneurs des chariots à masques et les chevaux de labour sur lesquels venait de cavalcader la jeunesse dorée, s’arrêtèrent, — tenant conseil… Un âne poussa un braiement triomphal. Il venait de découvrir une meule de foin et un sac d’avoine éventré. D’un sabot joyeux, il courut à cette pitance. Les autres bêtes le suivirent. Les mufles, les groins, les becs, les museaux s’enfoncèrent dans la meule et dans le sac. Les bêtes mangeaient…

III

Massé entre le Rhône et la forêt, le village était séparé de celle-ci par huit hectomètres d’un terrain pentueux. Sur cette nappe de neige se continua la chasse commencée dans la rue. Gibier : les deux hommes du commencement de cette impartiale histoire. Chasseurs : six cents individus de tous les sexes et de tous les âges, grotesquement accoutrés, férocement ardents, — et des chiens. Cris, aboiements.

Les deux hommes s’efforçaient d’atteindre la forêt… Ils perdaient du terrain. Les crevasses du sol et les obstacles dissimulés sous la neige les faisaient trébucher. Les chiens accéléraient leurs bonds. Les fugitifs allaient être pris. L’un d’eux s’affaiblissait d’une façon manifeste, chancelait, courait cependant. Deux ou trois fois, il faillit choir. Des gueules anhélaient sur ses talons. Alors il jeta derrière lui un assez volumineux objet pressé jusque-là sur sa poitrine : un morceau de lard. La meute, abandonnant la poursuite, bondit sur cette proie facile. Tandis que les chiens mangeaient, — continuait la course. Soudain l’homme qui venait d’abandonner le bloc de viande s’enfonça dans le bois : il était libre ; — sous le heurt de cent mains lourdes comme des grappins d’abordage, l’autre s’arrêta : il était prisonnier.

Des clameurs de désappointement et de joie saluèrent cette disparition et cette capture. Puis il y eut un répit. Agglomérés autour du prisonnier, les villageois soufflaient bruyamment, se frottaient le ventre