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LE JOURNAL DE BENJAMIN CONSTANT.

ironie dans cette vie, il fit son dernier bonheur de la roulette. On le croyait méchant. Il ne l’était pas. Il était capable de sympathie et d’une sorte de pitié réfléchie. Mieux encore : il garda à Julie Talma, tant qu’elle vécut, une amitié solide ; il écrivit sur elle, quand elle fut morte, des pages exquises dont la dernière est grave et touchante. La voici :

La mort du dernier fils de Julie fut la cause de la sienne et le signal d’un dépérissement aussi manifeste que rapide… Sa santé, souvent chancelante, avait paru lutter contre la nature aussi longtemps que l’espérance l’avait soutenue, ou que l’activité des soins qu’elle prodiguait à son fils mourant l’avait ranimée ; lorsqu’elle ne vit plus de bien à faire, ses forces l’abandonnèrent. Elle revint à Paris malade, et, le jour même de son arrivée, tous les médecins en désespérèrent. Sa maladie dura environ trois mois… Lorsque des symptômes trop peu méconnaissables pour elle, puisqu’elle les avait observés dans la longue maladie de son dernier fils, jetaient à ses propres yeux une lueur soudaine sur son état, sa physionomie se couvrait d’un nuage ; mais elle repoussait cette impression ; elle n’en parlait que pour demander à l’amitié, d’une manière détournée, de concourir à l’écarter. Enfin, le moment terrible arriva… Sa maladie, qui quelquefois avait paru modifier son caractère, n’avait pas eu le même empire sur son esprit. Deux heures avant de mourir, elle parlait avec intérêt sur les objets qui l’avaient occupée toute sa vie et ses réflexions fortes et profondes sur l’avilissement de l’espèce humaine quand le despotisme pèse sur elle étaient entremêlées de plaisanteries piquantes