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LA VIE LITTÉRAIRE.

unième année de son âge. » L’homme, le même homme qui s’exprimait ainsi à vingt-huit ans me disait à moi, un grand demi-siècle plus tard, en parlant d’un candidat à l’Académie qui marchait, comme on dit, sur ses soixante-quatre ans : « Il est jeune. » Ô contradiction terriblement humaine ! ô contradiction touchante ! Comme il est naturel de changer ainsi de sentiment sur l’âge et la figure des hommes ! Il disait juste dans les deux rencontres. Tous tant que nous sommes, nous jugeons tout à notre mesure. Comment ferions-nous autrement, puisque juger, c’est comparer, et que nous n’avons qu’une mesure qui est nous ? Et cette mesure change sans cesse. Nous sommes tous les jouets des mobiles apparences.

À ce mot : « Il est jeune, » je compris que M. Cuvillier-Fleury me regardait comme un enfant, moi qui n’avais pas soixante-quatre ans, ni même quarante. En effet, ma jeunesse l’émerveillait. Il ne se lassait pas de me dire : « Quoi ! vous avez trente-six ans ! » Et il semblait aspirer à pleines narines tout l’air du temps qui s’ouvrait devant moi. Et il trouvait cela bon ; car il aimait la vie. Comme il me traitait avec beaucoup de faveur, il daigna me demander un jour ce que j’écrivais dans le moment. J’eus le malheur de lui répondre que c’était des souvenirs. Je le lui dis tout doucement, en lui marquant, par l’inflexion de ma voix, combien ces souvenirs étaient intimes et modestes. Pourtant je vis que je l’avais fâché.