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mal dans l’univers. Il faut dire le mot, vous étiez un pessimiste. Sans doute votre destinée vous poussait au désespoir : elle fut tragique. Mais votre nature était conforme à votre destinée. C’est là ce qui vous rend si admirable : vous étiez fait pour goûter le malheur, et vous eûtes de quoi exercer votre goût. Vous fûtes bien servi, prince. Aussi, comme vous savourez le mal qui vous abreuve ! Quelle finesse de palais ! Oh ! vous êtes un connaisseur, un gourmet en douleurs.

Tel vous enfanta le grand Shakespeare. Et il me semble bien qu’il n’était guère optimiste lui-même, alors qu’il vous créa. De 1601 à 1608, il anima de ses mains enchantées une assez grande foule, je pense, d’ombres désolées ou furieuses. C’est alors qu’il montra Desdémone périssant par Iago, et le sang d’un vieux roi paternel tachant les petites mains de lady Macbeth et la pauvre Cordelia, et vous son préféré, et Timon d’Athènes.

Oui, Timon ! C’est à croire, décidément, que Shakespeare était pessimiste, comme vous. Qu’en dira son confrère, l’auteur du second Gerfaut, M. Moreau, qui, chaque soir, au Vaudeville, malmène si fort, m’a-t-on dit, les pauvres pessimistes ? Oh ! il leur fait passer quotidiennement un mauvais quart d’heure. Je les plains ; il se trouve partout des heureux qui les raillent sans pitié. À leur place, je ne saurais où me cacher. Mais Hamlet doit leur rendre courage. Ils ont pour eux Job et Shakespeare. Cela redresse un peu la