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abandon, cet oubli de soi que ses amis savent bien qu’il étendait à toute sa personne : car ils l’ont connu fort insoucieux de tout ce qui le touchait et laissant à sa noblesse naturelle le soin de réparer seule le désordre de ses habits. Ses vers pareillement sont incultes et beaux d’une beauté native. Je songe surtout à son dernier recueil, les Poèmes de la mort. C’est sans doute en le lisant que M. D. Nisard a dit qu’avec une forme plus châtiée M. de Ronchaud serait un des premiers poètes de ce siècle. Il y a, en effet, dans ce recueil un poème de quinze cents vers, la Mort du Centaure, dont on ne peut sentir sans frissonner le souffle puissant. Je citerai les plaintes du vieux Chiron, regrettant sa jeunesse et la jeunesse des choses, qui s’en sont allées ensemble :


Encore un jour de plus levé sur l’univers !
Que j’en ai vu depuis que mes yeux sont ouverts !
Que d’aurores depuis cette joyeuse aurore
Où ma course à travers l’air brillant et sonore
Vint réveiller l’écho dormant dans ces vallons !
Les jours comme aujourd’hui ne me semblaient pas longs.
Étonné de moi-même et de mon être étrange,
De l’homme et du cheval mystérieux mélange,…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Curieux d’inconnu, l’âme de désirs pleine,

J’embrassais d’un regard, j’aspirais d’une haleine
Et l’air et la lumière, et la terre et le ciel.
Tout était liberté, joie, amour, lait et miel.
Cette immortalité, qui maintenant me pèse,
Je la portais superbe, avec un cœur plein d’aise,
Et, sur la terre en fleurs, sous les cieux éclatants,
Libre, je m’emparais de l’espace et du temps.