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Autant qu’il m’en souvient, l’image que le grand poète traçait de notre ami était vague, idéale, élyséenne et pourtant ressemblante. « M. de Ronchaud, disait il eût été dans d’autres temps un orateur comme il est un poète et un historien de l’art. » Pour être tout à fait orateur, il eût fallu que M. de Ronchaud vécût dans des temps fabuleux et qu’un dieu vînt délier sa langue ; car il parlait les dents serrées, d’une voix sourde et rauque. Mais il était éloquent par la force de la pensée, par la sincérité de l’expression et par l’incomparable beauté du regard.

Sa conversation fut un de mes premiers enchantements. J’étais encore un enfant. Bien souvent, au retour du collège, je l’entendais parler au milieu du petit cercle qui se formait tous les soirs dans le magasin de librairie de mon père. Il me ravissait. Je ne comprenais pas tout ce qu’il disait. Mais, quand on est très jeune, on n’a pas besoin de tout comprendre pour tout admirer. Je sentais qu’il était en possession du beau et du bien. J’étais sûr qu’il partageait la table des dieux et le lit des déesses.

Le lendemain, en classe, je devinais que mon modeste professeur n’était point de cette race divine, et je l’en méprisais. J’étais choqué de le voir si ignorant de la beauté antique. C’est ainsi que l’influence de M. de Ronchaud me fit manquer un certain nombre de classes dont je passai le temps au Louvre, devant une métope du Parthénon. Mais, comme dit M. Renan, on peut faire son salut par diverses voies.