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LES FOUS DANS LA LITTÉRATURE.

gros ventre avec des pieds et des têtes grêles, et changer toutes les lignes droites en lignes courbes.

— C’est vous qui déformez la nature, répondit avec humeur le miroir convexe ; votre plate personne s’imagine que les arbres sont tout droits parce qu’elle les fait tels, et que tout est plan hors de vous comme en vous. Les troncs des arbres sont courbes. Voilà la vérité. Vous n’êtes qu’un miroir trompeur.

— Je ne trompe personne, reprit l’autre. C’est vous, compère convexe, qui faites la caricature des hommes et des choses.

La querelle commençait à s’échauffer quand un géomètre passa par là. C’était, dit l’histoire, le grand d’Alembert.

— Mes amis, vous avez raison et tort tous les deux, dit-il aux miroirs. Vous réfléchissez tous deux les objets selon les lois de l’optique. Les figures que vous en recevez sont l’une et l’autre d’une exactitude géométrique. Elles sont parfaites toutes deux. Un miroir concave en produirait une troisième fort différente et tout aussi parfaite. Quant à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable et il est même probable qu’elle n’a de figure que dans les miroirs qui la reflètent. Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses.

Voilà, je pense, une belle fable ; je la dédie aux médecins aliénistes qui font enfermer les gens dont les passions et les sentiments s’écartent sensiblement