Page:La Vie littéraire, I.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’influencer ni pour ni contre ; elle sait son métier de postérité ; elle a le sens mystérieux et implacable des conclusions infaillibles et définitives. »

C’est sur ce point que je me permettrai de présenter à l’écrivain que j’admire infiniment quelques observations humbles mais fermes. Je crois que la postérité n’est pas infaillible dans ses conclusions. Et la raison que j’ai de le croire, c’est que la postérité, c’est moi, c’est nous, c’est des hommes. Nous sommes la postérité pour une longue suite d’œuvres que nous connaissons fort mal. La postérité a perdu les trois quarts des œuvres de l’antiquité ; elle a laissé corrompre effroyablement ce qui reste. M. Leconte de Lisle nous parlait jeudi avec une noble admiration d’Eschyle ; mais il n’y a pas dans le texte du Prométhée qui nous est parvenu deux cents vers qui ne soient altérés. La postérité des Grecs et des Latins a gardé peu de chose, et, dans le peu qu’elle a gardé, il se trouve des ouvrages détestables, qui n’en sont pas moins immortels. Varius était, dit-on, l’égal de Virgile. Il a péri. Élien était un imbécile ; il dure. Voilà la postérité ! On me dira qu’elle était barbare en ce temps-là et que c’est la faute des moines. Mais qui nous assure que nous n’aurons pas, nous aussi, une postérité barbare ? Savons-nous dans quelles mains passera l’héritage intellectuel que nous léguons à l’avenir ! À supposer, d’ailleurs, que ceux qui viendront après nous soient plus intelligents que nous-mêmes, ce qui n’est pas impossible, est-ce une raison