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chaque année. Si la mort oublie quelque temps encore mon vieil ami, un coup de vent l’emportera un jour avec les derniers feuillets de ses bouquins et les grains d’avoine que les chevaux de la station, paissant à son côté, laissent échapper de leur musette grise. En attendant, il est presque heureux. S’il est pauvre, c’est sans y penser. Il ne vend pas ses livres, mais il les lit. Il est artiste et philosophe.

Quand il fait beau, il goûte la douceur de vivre en plein air. Il s’installe sur l’extrémité d’un banc avec un pot de colle et un pinceau, et, tout en réparant ses bouquins disloqués, il médite sur l’immortalité de l’âme. Il s’intéresse à la politique, et ne manque guère, s’il rencontre un client sûr, de lui faire la critique du régime actuel ! Il est aristocrate et même oligarque. L’habitude de voir devant lui, de l’autre côté de la Seine, le palais des Tuileries, lui a inculqué une sorte de familiarité à l’égard des souverains. Sous l’Empire, il jugeait Napoléon III avec la sévérité d’un voisin à qui rien n’échappe. Maintenant encore, il explique, par la conduite du gouvernement, les vicissitudes de son commerce. Je ne me dissimule pas que mon vieil ami est un peu frondeur.

Il m’aborde et me dit, en homme qui a lu son journal du matin :

— Vous venez de l’Académie. Ces jeunes gens ont-ils bien parlé de M. Hugo ?

Puis, clignant de l’œil il me coule ce mot à l’oreille :

— Un peu démagogue, monsieur Hugo !