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soient nos doutes philosophiques, nous sommes bien obligés d’agir dans la vie comme si nous ne doutions pas. Voyant une poutre lui tomber sur la tête, Pyrrhon se serait détourné, encore qu’il tint la poutre pour une vaine et inintelligible apparence. Il aurait craint naturellement de prendre du coup l’apparence d’un homme écrasé. Eh bien, pour M. Leconte de Lisle, l’action, ce sont les vers. Quand il pense, il doute. Dès qu’il agit, il croit. Il ne se demande pas alors si un beau vers est une illusion dans l’éternelle illusion, et si les images qu’il forme au moyen des mots et de leurs sons rentrent dans le sein de l’éternelle Maïa avant même d’en être sortis. Il ne raisonne plus ; il croit, il voit, il sait. Il possède la foi et avec elle l’intolérance qui la suit de près.

On ne sort jamais de soi-même. C’est une vérité commune à tout le monde, mais qui paraît plus sensible dans certaines natures, dont l’originalité est nette et le caractère arrêté. La remarque est intéressante à faire à propos de l’œuvre de M. Leconte de Lisle. Ce poète impersonnel, qui s’est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son œuvre, comme Dieu de la création, qui n’a jamais soufflé mot de lui-même et de ce qui l’entoure, qui a voulu taire son âme et qui, cachant son propre secret, rêva d’exprimer celui du monde, qui a fait parler les dieux, les vierges et les héros de tous les âges et de tous les temps en s’efforçant de les maintenir dans leur passé profond, qui montre tour à tour, joyeux et