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{tiret2|com|ment}} se tirer d’affaire et ne comprenant pas ce qui leur arrivait. Les plaisirs et les fêtes étaient oubliés ; si deux ou trois d’entre eux se réunissaient parfois, c’était pour se lamenter et soulager leur cœur en se plaignant des paysans et du gouvernement. Les plus jeunes et les plus énergiques, abandonnant leurs biens en désespoir de cause, partirent pour Pétersbourg, espérant y devenir fonctionnaires. Il ne resta plus que les vieux.

Hélène et Lize Barantzew étaient devenues jeunes filles. Elles mouraient d’ennui à la campagne et se plaignaient amèrement du sort, qui effectivement, leur avait joué un mauvais tour en frustrant leurs brillantes espérances. Toute leur éducation depuis l’enfance avait dirigé leurs aspirations vers le jour bienheureux où elles mettraient des robes longues et iraient dans le monde. Ce jour était enfin arrivé, mais hélas ! il n’apportait avec lui qu’une amère désespérance.

La vie de Véra était tout aussi peu gaie. Comme première mesure d’économie, Mme Night fut renvoyée sous un prétexte quelconque ; Mlle Julie s’ennuya et prit son congé. Les parents de Véra ayant déclaré que leurs moyens ne leur permettaient plus d’avoir une gouvernante, on pensa à l’envoyer dans un lycée de jeunes filles, ouvert récemment au chef-lieu de la province ; mais comme il n’était fréquenté que par des élèves appartenant à la classe bourgeoise, la comtesse conçut une profonde aversion pour cet établissement, et il fut décidé que Véra entrerait à l’institut aristocratique de Smolna. On en parla toute une année et lorsqu’enfin la comtesse écrivit à une de ses anciennes amies à Saint-Pétersbourg, lui demandant de prendre tous les renseignements nécessaires, il était trop tard : Véra avait dépassé l’âge d’admission.

Alors le comte ordonna à Hélène et à Lize de s’occuper de leur sœur cadette, ordre qui ne fut nullement du goût de ces demoiselles. « Est-ce pour faire le métier de gouvernante qu’on nous a élevées ? » demandaient-elles en se mettant à la besogne de fort mauvaise grâce. À les entendre, Véra était inintelligente et paresseuse. Toute leçon finissait par des larmes ; maîtresses et élève saisissaient chaque occasion de l’abréger ; et les parents s’occupant de leur côté le moins possible de cette malencontreuse question, l’éducation de leur fille cadette fut peu à peu négligée, puis abandonnée, et à 14 ans Véra se trouva complètement livrée à elle-même.

L’été cela allait encore tant bien que mal. Elle passait des journées entières dans le parc, devenu sauvage, ou courait dans les prairies et les bois environnants. Les enfants du village s’effarouchaient à son approche et elle-même ne les craignait pas moins. Quand il lui arrivait de traverser le village, il lui semblait toujours qu’on se moquait d’elle et qu’on la méprisait, et elle finissait par éprouver d’instinct un sentiment d’inimitié contre les paysans.