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L’accordéon s’est tu. Tous les domestiques se serrent en un seul groupe et commencent à raconter tout ce qui s’est passé dans le bon vieux temps. Ce sont des récits terribles et révoltants ; Véra n’a jamais rien entendu de pareil.

— Mais tout cela, c’est grand-papa qui l’a fait ; papa et maman sont bons ! dit Véra, ne criant plus, mais d’une voix timide et les yeux voilés de larmes de honte.

Tout le monde se tait.

— C’est vrai, les jeunes maîtres ne sont pas méchants !

Cette conclusion est adoptée, mais à contre-cœur, ce semble.

— Oui, mais c’est depuis peu seulement que notre maître est devenu plus raisonnable ; au temps où il était garçon, il en a fait de belles avec nous autres, les filles ! ajoute la vieille économe qui elle aussi a goûté à l’eau-de-vie.

— Vous êtes des sans-cœur et des impies ! Comment n’avez-vous pas pitié d’un petit enfant ! résonne la voix indignée et courroucée de la vieille bonne. Depuis longtemps elle s’est aperçue de la disparition de sa petite maîtresse : elle l’a cherchée dans toute la maison, mais jamais l’idée ne lui serait venue de descendre à l’office !

Cette nuit Véra resta longtemps sans pouvoir s’endormir. De nouvelles pensées, terribles et humiliantes se pressent en tumulte dans sa tête. Elle ne sait elle-même d’où lui vient ce sentiment de honte et d’amertume. Elle pleure à chaudes larmes dans son petit lit, tandis que les mêmes bruits discordants de l’accordéon, les mêmes piétinements et les mêmes notes aiguës d’un air de danse montent vers elle du sous-sol.


III

Après l’émancipation des serfs, tout dans la maison changea subitement. — Les revenus diminuèrent si bien qu’il fallut mettre toutes choses sur un autre pied. L’intendant, « d’excellent » qu’il était auparavant, devint une « canaille » ; il était insolent avec le maître, trouvait des difficultés partout et n’apportait jamais l’argent à temps. On le renvoya pour en prendre un autre ; mais avec celui-ci tout alla de mal en pis. Chaque jour arrivaient, comme de dessous terre, de vieilles factures et d’anciens engagements, souscrits par le comte depuis si longtemps qu’il les avait oubliés. À la vue de chaque nouvelle traite, le comte, furieux, criait au vol et, néanmoins, devait payer. Bientôt on fut obligé de vendre les propriétés de Mitino et de Stiepino, ainsi que les plantureuses prairies et les grands bois : il ne resta plus que les Borki avec un lopin de terre insignifiant. Le pire était que les