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L’équipage du comte avance au pas parmi les groupes de paysans. Ceux-ci s’écartent en ôtant leurs bonnets, mais ce n’est plus le salut profond d’autrefois : ils gardent un silence étrange et sinistre.

— Votre Seigneurie ! Nous sommes à vous et vous êtes à nous ! s’écrie tout à coup une voix avinée, et un paysan chétif se jette sur l’équipage, s’efforçant de baiser tout en courant la main du maître.

— As-tu-fini ! exclame avec colère un grand gaillard au visage sombre et revêche, en l’éloignant du geste.

Le même soir, toute la famille Barantzew était rassemblée dans le petit salon. Mlle Julie, la tante Arina Ivanovna et le vieil oncle étaient là. En temps ordinaire chacun restait dans son coin, mais aujourd’hui le sentiment d’un malheur commun avait réuni tous ces êtres en un faisceau compact.

La comtesse, étendue sur une chaise longue, a sa migraine, et Mlle Julie lui applique sur les tempes des compresses d’eau froide.

Le comte, sombre et pensif, les mains derrière le dos, arpente la chambre ; l’oncle s’est réfugié dans un coin où l’on entend sa respiration pénible ; la tante fait un jeu de patience en poussant de temps en temps de profonds soupirs.

Au dehors gronde une tempête de neige ; on dirait quelqu’un qui gémit et pleure dans la cheminée. Des rafales de vent font battre les volets et secouent les plaques de tôle qui couvrent le toit. Ces bruits font tressaillir et sursauter la comtesse sur sa chaise longue. L’obscurité envahit la pièce. La lampe fume et brûle mal, elle manque d’huile évidemment. Mais tous semblent ne pas le remarquer. Les domestiques sont en bas et personne n’a envie d’appeler le laquais.

— Les paysans des Lieski ont mis le feu à la maison du seigneur ! dit tout à coup la vieille tante.

— Ils en feront bien d’autres ! répond de son coin la voix du vieil oncle, pareille à un croassement de corbeau.

— Oui, ils ont semé le grain, continua-t-il après quelques instants d’une voix triste et prophétique, voyons maintenant quelle sera la moisson ! Puis, montrant Mlle Julie : Qu’elle vous raconte comment cela s’est passé chez eux en 89.

— Mon Dieu ! Que l’avenir est terrible ! murmura la comtesse.

— Voyons, cessez de nous débiter des sottises ! Le paysan russe n’est pas un jacobin, que diable !…

C’est le comte qui parle d’une voix ferme et calme ; mais on sent que ces paroles ne partent pas du cœur et que lui-même est loin d’être tranquille.

— Non, Michel, nos paysans sont de vraies brutes ; nos paysans sont