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tatif, propre aux enfants qui vivent à part. Pour le moment, elle ne se plaignait de rien. Ses instincts conservateurs étaient fortement développés ; elle avait pour tout ce qui l’entourait l’amour inconscient d’un petit animal domestique choyé et gâté. Jamais encore elle n’avait eu l’idée de critiquer ses proches. Sa petite maman était pour elle la meilleure des mamans et sa chambre la plus belle des chambres.

Et, de fait, tout marchait admirablement dans la maison. Chacun se tenait à sa place, vivant dans l’état de quiétude propre à toute société ayant des bases solides, ne laissant aucune marge à l’initiative personnelle.

Quant à l’amour, on y pensait, on en parlait et on y rêvait souvent à tous les étages de la maison Barantzew. Ses joies et ses tristesses semblaient seules devoir traverser la grande route droite et unie qui s’étendait devant les pas des trois demoiselles. Sous tous les autres rapports, leur vie devait être parfaitement réglée. C’était chose décidée entre le père et la mère qu’Hélène recevrait en dot le domaine de Mitino, Lise celui de Stepino et que les Borki resteraient à la cadette. C’était aussi chose prévue par le comte et la comtesse qu’un beau jour, dans trois ou quatre ans, arriverait immanquablement un hussard ou un dragon qui emmènerait Hélène, puis un autre qui prendrait Lise, et enfin viendrait le tour de Véra.

Les enfants habiteraient d’autres lieux que les Borki et seraient servies par d’autres femmes qu’Anastasie, mais à ces petits changements près, les filles vivraient d’une vie identique à celle de leur mère, qui elle-même n’avait fait que continuer l’existence de la grand’mère.

Tout cela semblait fort simple, parfaitement établi et chacun le savait aussi sûrement que l’on sait devoir dîner demain et après-demain.

Et pourtant ces prévisions infaillibles furent bouleversées soudainement par un événement inattendu — inattendu n’est pas le mot, car il y avait au moins vingt ans que toute la Russie en parlait et s’y préparait ; — mais comme tous les événements importants de l’histoire, il sembla arriver et prendre tout le monde à l’improviste.

Ce fut dans les circonstances suivantes que Véra entrevit le premier signe précurseur de ce grand événement.

À la fin de l’année 1860, les Barantzew donnaient un dîner de famille. Outre les habitués, — tantes, grand’mères et proches voisins, — on avait ce jour-là un hôte rare et dont on faisait le plus grand cas : c’était un oncle de Saint-Pétersbourg, personnage très haut placé dans l’un des ministères. Il venait d’arriver le matin même, et comme de juste ce fut lui qui dirigea la conversation pendant tout le dîner, racontant les dernières nouvelles des