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Le château, construction lourde et ancienne, avec des murs de près d’un mètre et demi d’épaisseur, rappelait par son aspect extérieur un énorme coffre rectangulaire auquel venaient se coller par-ci, par-là, on ne sait pourquoi, des balcons fantastiques aux formes les plus diverses. Il appartenait à ce style bien caractéristique, qui n’est mentionné à ce qu’il me semble dans aucun manuel et qu’on pourrait nommer « style du servage », reconnaissable à la profusion de matériaux gaspillés à tort et à travers, donnant à ces constructions un aspect lourd et grossier.

Chaque détail montrait que cet édifice avait été élevé au temps où le travail était gratuit et où le propriétaire se servait de ce qu’il pouvait fabriquer chez lui, cuisant des briques à son propre four, faisant découper des parquets par des serfs-menuisiers dans son propre bois, le plan même de la construction étant dressé par un architecte serf.

Pour la distribution des pièces, la maison des Barantzew ressemblait à la plupart des maisons de campagne de la noblesse russe d’alors ; le premier étage était habité par les maîtres, le rez-de-chaussée réservé aux enfants et le sous-sol affecté aux offices et cuisines.

La comtesse ne descendait au sous-sol qu’une seule fois dans l’année, à Pâques, lorsqu’elle allait donner aux domestiques le baiser traditionnel du Christ ; quant aux chambres des enfants, elle y venait parfois, même les jours de la semaine quand les visites à recevoir ou à rendre lui en laissaient le loisir, ce qui, du reste, n’arrivait pas souvent.

Dans ces chambres croissaient et se développaient trois demoiselles, confiées aux soins de deux institutrices : Mlle Julie, grande brune, vive et bavarde, entre deux âges, et Mme Night, veuve respectable au visage sévère et monumental, encadré de longues boucles grises ; d’autres femmes étaient encore affectées au service des enfants : la vieille bonne, Anastasie, la femme de chambre et une petite fille pour les menus offices.

En un mot, tout était en règle selon les usages habituels d’une maison seigneuriale qui se respecte.

Les demoiselles étaient grandes pour leur âge ; toutes trois avaient de magnifiques cheveux qu’on tressait le matin et qu’on dénouait pour le dîner ; toutes trois promettaient d’être belles un jour.

Les deux aînées, Hélène et Lise, presque jeunes filles déjà, attendaient avec impatience le jour de leur entrée au salon, l’une avait quatorze ans l’autre en avait treize ; elles prêtaient l’oreille avec une curiosité passionnée à tout écho leur arrivant du premier étage et se plaignaient amèrement de porter des robes courtes.

La troisième, Véra, n’était encore qu’une fillette de huit ans, au visage rond et aux joues roses ; mais ses yeux avaient déjà cet étrange regard médi-