fort beau garçon ; de plus, il avait eu la chance de naître au commencement du règne de Nicolas, au temps le plus glorieux des régiments de la garde pétersbourgeoise.
Après avoir servi pendant plusieurs années dans le corps des cuirassiers et avoir brisé maint cœur de femme, ce qui lui valut parmi ses camarades le surnom flatteur de « terreur des maris », il devint, jeune encore, amoureux fou d’une de ses parentes éloignées, Marie Dmitriévna Koudriavtzew, dont le beau visage, comme sculpté par le ciseau d’un grand artiste, portait le cachet manifeste de la race des Barantzew. Le comte fut payé de retour et épousa bientôt sa belle fiancée, sans toutefois quitter le régiment. Peut-être même serait-il parvenu aux grades supérieurs s’il ne lui était arrivé une légère mésaventure au commencement du règne d’Alexandre II ; la cause en fut, une fois de plus, au sang bouillant et à la beauté funeste des Barantzew.
Jaloux de sa femme, il provoqua en duel son prétendu rival, un officier de la garde, et le tua à bout portant. L’affaire fut étouffée tant bien que mal ; néanmoins, il eût été difficile au jeune comte de rester au régiment ; aussi donna-t-il sa démission pour aller s’établir dans un domaine dont il venait d’hériter de son père, mort fort à propos.
Ceci se passait en 1857. Des bruits confus circulaient à Saint-Pétersbourg sur l’émancipation prochaine des serfs, mais n’étaient pas encore arrivés jusqu’aux Borki, domaine de Barantzew, où l’on continuait à vivre sous le bon vieux régime.
Personne n’aurait pu à cette époque évaluer au juste l’héritage du comte, lui moins que tout autre. C’était encore une belle fortune, quoique déjà bien amoindrie ; le défunt comte, d’heureuse mémoire, ayant mené la vie à grandes guides, d’immenses forêts furent abattues de son vivant et bon nombre d’arpents de prairies vendus. Quant à Michel Ivanovitch, il va sans dire qu’après avoir servi quinze ans dans un régiment de cuirassiers, il n’avait point quitté Saint-Pétersbourg sans y laisser quelques dettes. Aussi commença-t-il par vendre une partie de ses terres et hypothéquer le reste, ce qui lui permit de fournir au plus pressé. Pour le moment, tout s’arrangeait et on n’inquiétait pas le comte. L’intendant, homme habile, savait organiser les choses sans bruit et sans paroles inutiles ; lorsque le seigneur avait besoin d’argent, il en trouvait toujours sous la main.
Le comte Michel Ivanovitch et la comtesse Marie Dmitriévna se sentaient très jeunes encore à l’époque de leur émigration à la campagne, quoique leurs trois filles fussent déjà grandes. Ils n’avaient ni soucis ni préoccupations d’aucune sorte, et personne n’aurait eu l’idée de leur contester le droit de jouir de tous les plaisirs désirables. Ils conservèrent à la campagne toutes leurs habitudes, et la vie s’écoulait pour eux pleine de charme.