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beaucoup. Ce fut le point de départ de la prospérité de la famille Barantzew. Quant au titre de comte, il fut octroyé par Alexandre Ier, à la cour duquel la belle comtesse Barantzew joua pendant quelque temps un rôle fort en vue.

Cependant, au cours du siècle dernier, les annales de cette famille enregistrent, en même temps que des succès, quelques revers. Le trait caractéristique des Barantzew est l’ardeur effrénée de leurs désirs de toute sorte, cause pour eux de maint désastre. Plus d’un riche domaine, plus d’une terre de bon rapport furent perdus au jeu ou vendus pour des chevaux et des femmes. L’étoile de la famille pâlissait alors momentanément, mais, avec l’aide de Dieu, le soleil de la grâce du monarque faisait vite disparaître ce léger nuage. Toujours un Barantzew trouvait moyen de rendre au bon moment un service important au souverain et à la patrie ; et alors d’autres domaines, tout aussi riches, venaient remplacer les biens perdus. C’est ainsi que dans son ensemble la famille continua à croître et à prospérer.

En dehors des domaines perdus et des biens nouvellement acquis, les Barantzew possèdent un héritage précieux, se transmettant invariablement de génération en génération ; cet héritage est une beauté extraordinaire et pour ainsi dire familiale ; ils sont tous beaux et l’on ne trouve parmi eux aucun être monstrueux ou difforme, ni seulement laid. Ils semblent subir une attraction naturelle vers la beauté, ou bien accomplir d’instinct les théories de Darwin, car tous les comtes Barantzew épousent des femmes belles et toutes leurs filles prennent de beaux hommes pour maris. Aussi le type de famille a-t-il fini par si bien se constituer et être si connu dans l’aristocratie russe, que si l’on vous dit en parlant d’une belle physionomie : elle ressemble aux Barantzew, votre imagination doit alors se retracer cette image très précise : taille haute et bien proportionnée, visage d’un ovale un peu allongé, teint d’une mate blancheur, rosé et transparent aux joues, front bas et large avec un fin réseau de petites veines bleues aux tempes, cheveux d’un noir bleuâtre, yeux bleu foncé avec de longs cils noirs ; si vous n’avez pas compris, il devient évident que vous n’appartenez pas à l’aristocratie et ne connaissez pas the upper ten thousand en Russie.

Ce type est tellement vivace qu’au bon vieux temps de l’esclavage on n’ignorait pas qu’il pouvait se transmettre même aux paysans et aux domestiques des domaines seigneuriaux. Chose bizarre ! il suffisait au comte ou à l’un de ses fils de séjourner quelque temps au château pour que l’on vît apparaître dans une des chaumières, et surtout dans celles où les paysannes étaient jeunes et belles, un enfant, portrait vivant des Barantzew, ayant les traits fins et nobles des héritiers de cette famille.

Le comte Michel Ivanovitch, digne à tous égards de ses aïeux, était