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Et ma propre vie, pendant ces trois ou quatre derniers mois, me sembla tout à coup bien superficielle et futile, tous les intérêts qui l’avaient remplie bien mesquins et sans portée ; un remords subit m’étreignit le cœur… Que vais-je lui dire ? Comment puis-je lui venir en aide ?

Ne sachant par où commencer, je fis servir du thé. En Russie, il est impossible de causer d’une façon intime sans la présence du samovar.

Ce qui me frappa dans Véra, dès notre première rencontre, fut son indifférence absolue pour toutes les choses extérieures.

Elle ressemblait à ces somnambules, dont la vue frappée par un objet qui n’est visible que pour elles, devient insensible à toute autre impression.

Je lui demandai si elle habitait Saint-Pétersbourg depuis longtemps, si elle se trouvait bien à son hôtel. À toutes ces questions banales Véra répondit d’un air distrait et même mécontent. Les détails de la vie, évidemment, ne la touchaient pas. Venue à Saint-Pétersbourg pour la première fois, elle n’était ni intéressée ni éblouie par le mouvement de la capitale.

Elle n’avait qu’une idée : trouver un but à sa vie. J’étais fortement attirée vers cette jeune fille, ressemblant si peu à toutes celles que j’avais connues. Je voulais mériter sa confiance et pénétrer dans ses pensées les plus intimes. Je dis qu’il m’était impossible de lui donner de conseils avant de la connaître davantage, et lui demandai de venir me voir aussi souvent que possible et de me parler de son passé. Véra elle-même avait grand besoin de s’épancher, et me raconta sa vie avec une excessive franchise. Après quelques semaines, je pénétrai dans son cœur et sus y lire aussi clairement qu’une femme peut lire dans le cœur d’une autre femme.


II

Les Barantzew appartiennent à une famille noble et illustre, sinon très ancienne. Leur arbre généalogique remonte officiellement, il est vrai, jusqu’à Rurick, mais il est permis d’avoir des doutes sur l’authenticité de ce document. Le seul fait établi d’une façon positive est qu’un certain Ivachka[1] Barantzew avait servi comme simple soldat dans le régiment de S. M. l’impératrice Catherine II. Beau garçon, d’une stature athlétique, il avait su si bien mériter les bonnes grâces de sa « petite mère », la souveraine, qu’en récompense de ses fidèles services il fut promu caporal ; en outre, on lui donna une terre avec 500 âmes[2] de paysans et 1, 000 roubles en argent ; à cette époque, les âmes valaient peu et les roubles valaient

  1. Diminutif méprisant de Jean.
  2. On ne comptait comme âmes que les hommes adultes.