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à peine dix-huit. Leur toilette est soignée — ils semblent avoir revêtu leurs habits de fête ; quelques-unes des jeunes filles sont forts jolies. L’émotion colore leur teint et donne un éclat fiévreux à leurs yeux. Tous ont passé de longs mois, séparés du monde entier, et voici la première occasion de revoir leurs parents, leurs amis, de retrouver leurs proches dans cette foule bigarrée. Une joie presque enfantine, qu’ils ne peuvent cacher, les anime. Ils semblent oublier l’importance capitale de l’heure présente, le jugement terrible qui les attend et qui peut-être va les sevrer pour de longues années de toute joie, de toute espérance. Ils se regardent pleins d’attendrissement, presque de félicité. Malgré les efforts des gendarmes, beaucoup d’entre eux parviennent à serrer les mains qui se tendent, à répondre à de brûlantes questions. Les parents, les amis, incapables de maîtriser leur émotion, s’élancent vers la balustrade avec d’ardentes exclamations.

Aucun des témoins de cette scène ne l’oubliera jamais. Les grandes dames et les hauts fonctionnaires, les personnes même qui depuis longtemps semblent avoir perdu la faculté d’éprouver une émotion quelconque, tous ont subi l’entraînement général. Leur sympathie se porte vers les accusés. Plus tard, lorsque le temps aura passé là-dessus, ils rougiront peut-être en se rappelant leur conduite ; maintenant ils ont perdu tout empire sur eux-mêmes, et des femmes respectables saluent de leurs mouchoirs ces infâmes nihilistes

Mais tout cela ne dure qu’une seconde ; bientôt les gendarmes parviennent à rétablir l’ordre et ramènent les inculpés à leurs places.



Les débats sont dans leur plein. Le procureur vient de commencer son réquisitoire. Malgré la gravité de l’acte d’accusation, les inculpés prêtent peu d’attention à son éloquence. Ils cherchent du regard et par signes à interroger leurs camarades et à se communiquer leurs impressions. Toutes les souffrances vécues, toute l’atrocité du sort qui les attend ne peut les empêcher de se sentir heureux, comme s’ils venaient de remporter une victoire.

Le procureur — homme jeune encore — aspire à faire une rapide carrière et sa loquacité est étourdissante. Pendant plus de deux heures il peint le sombre tableau du mouvement révolutionnaire en Russie. Il classe les accusés en catégories et sous-catégories, avec la précision et la facilité que met un botaniste à étiqueter son herbier. Il relève des charges spéciales à l’encontre de chacune de ces catégories ; mais ses flèches les plus empoisonnées sont particulièrement dirigées contre cinq des accusés : deux femmes, dont l’une toute jeune, au visage allongé et pâle, aux yeux gris et rêveurs : c’est la fille d’un haut fonctionnaire ; ses camarades l’ont sur-