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enfant à placer, un avocat qu’elle désirait voir se charger de la défense d’un accusé. Véra n’épargnait ni sa peine ni celle de ses amis.

À la fin d’avril, l’instruction étant close, le tribunal commença ses séances.

Depuis six heures du matin, une foule immense stationnait aux portes du Palais de justice. Seules les personnes munies de billets avaient accès dans la salle, les autres attendaient à l’entrée pour avoir plus tôt les nouvelles.

À neuf heures et demie les portes s’ouvrirent et nous pénétrâmes dans l’immense salle, passant entre deux haies de gendarmes qui nous scrutaient du regard comme pour vérifier notre droit à des billets de faveur.

Un rapide coup d’œil suffisait pour indiquer que le public appartenait à deux catégories de personnes tout opposées ; les unes, mues par un sentiment de pure curiosité pour un spectacle rare, faisaient partie de la bonne société et étaient en position de se procurer facilement des billets. Il y avait des dames d’un certain âge, tout de noir habillées comme l’exige le bon ton, tenant à la main une lorgnette, évidemment pour ne rien perdre du drame qui allait se dérouler sous leurs yeux. N’avaient-elles pas sacrifié à ce besoin de distraction l’habitude de se lever à midi et surmonté le dégoût du contact de la foule ? Presque tous les hommes avaient l’air de hauts fonctionnaires : plusieurs portaient l’uniforme, d’autres étaient décorés.

Pendant quelques instants un grand silence d’attente régna de ce côté de la salle ; mais ce calme solennel ne dura pas longtemps. On se trouvait en pays de connaissance, on se saluait, les messieurs offraient poliment leurs places aux dames ; on causait ; les voix, chuchotantes d’abord, s’élevèrent graduellement et l’on se serait cru dans un salon, si le jour matinal, les murs nus et les bancs de bois n’avaient rappelé au sentiment de la réalité.

Bien différents de ce groupe mondain se montraient les parents et les amis des accusés. Les visages amaigris et tristes, les toilettes négligées, les regards obstinément fixés sur la porte qui devait livrer passage aux inculpés, le silence accablant, tout chez eux indiquait l’angoisse de l’attente, l’appréhension du dénouement fatal.

À dix heures précises le cri habituel retentit : « Messieurs les juges ! » Douze sénateurs entrent dans la salle : ce sont des personnages considérables, ayant plus de décorations sur la poitrine que de cheveux sur la tête. Solennellement et sans se presser ils prennent place sur des fauteuils.

Puis une porte latérale s’ouvre. Escortés de gendarmes, les soixante-quinze accusés, parmi lesquels des jeunes filles, font leur entrée. Leur aspect est étrange : ils ont les traits douloureusement creusés, et pourtant ces visages sont juvéniles : le plus âgé n’a pas trente ans, le plus jeune en a