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distingue à peine trois autres personnes qui se tiennent près de la table ; l’une d’elles est le commissaire de police, qu’elle reconnaît enfin ; elle n’a jamais vu les deux autres : un monsieur et une dame en costume de voyage. Les volets à peine ouverts, le commissaire la reconnaît à son tour et s’approchant d’elle :

« Permettez-moi, Mademoiselle, de vous présenter M. et Mme Golonbinsky, parents de notre regretté Stiépane Mikhaïlovitch ; ils ont reçu la nouvelle officielle de la mort de leur cousin, enlevé par la phtisie à Viatka, et se sont adressés à moi pour entrer en possession du domaine patrimonial dont ils héritent d’après la loi… »

Cette fois la nature fut clémente pour Véra : elle tomba sans connaissance et fut relevée en proie à une violente fièvre cérébrale ; elle eut le délire des semaines entières. Enfin elle revint à elle, mais la convalescence fut longue ; avec l’instinct de conservation propre à tous ceux qui reviennent d’une pénible maladie, Véra éprouvait le sentiment intense de la joie physique de vivre et s’efforçait d’éloigner les pensées sérieuses et pénibles.

Toutes ses idées, tous ses désirs se concentraient sur les petits bonheurs et les futiles chagrins des malades, et ces détails prenaient à ses yeux une grande importance ; tout avait pour elle le charme de la nouveauté. Elle se réjouissait qu’on lui apportât du bouillon et pleurait si ses oreillers n’étaient pas bien arrangés. Ce fut un événement dans la maison quand on lui permit de manger pour la première fois. Enfin, lorsqu’elle entra en pleine convalescence et que sa vie reprit son cours normal, elle ne se souvint du passé qu’à distance et comme à travers un brouillard.

Un jour qu’elle pouvait déjà se tenir assise sur son lit, son père lui apporta des papiers à signer. D’une main tremblante, Véra donna sa signature, mais le pressentiment de quelque chose de grave l’empêcha de demander dans quel but. Elle apprit quelques semaines plus tard que Wassiltzew lui avait laissé une partie de sa fortune, quand son père lui remit une lettre écrite par le mourant.

« Tu fus pour moi une fille et une bien-aimée, Véra ! lui disait-il ; c’est à toi seule que je pense, et ta vie est pour moi la continuation de la mienne. Je n’ai rien fait sur cette terre. Je n’ai été qu’un rêveur inutile ; je vais mourir sans laisser plus de traces que l’herbe de la prairie qu’on fauche et qui sèche, comme dit la chanson, et qui ne laisse rien après elle à l’endroit où elle a crû. Mais toi, ma Véra, tu es jeune, tu es forte. Je sais et je sens que ta vocation est grande et belle. Ce à quoi je n’ai pu que rêver, tu le feras, ce que je pressentis vaguement, tu l’accompliras ! »

En lisant ces lignes écrites par une main à jamais glacée, Véra éprouvait