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UNE NIHILISTE

Suite. — voir le nos CXVII et CXVIII de la Société nouvelle

VIII

Le temps se traîne lentement. Les jours se suivent gris et uniformes, remplis d’une morne tristesse.

L’organisme de Véra avait été si fortement ébranlé par le départ de Wassiltzew qu’elle ne ressentit pas d’abord de douleur poignante : toute faculté de vivre et de sentir semblait éteinte en elle. Un sentiment de fatigue profonde l’accablait. Elle passait des journées entières comme insensible, incapable de penser. Seul, le souvenir des derniers instants passés avec Wassiltzew dissipait par moments cette torpeur : elle entendait alors sa voix douce et caressante et sentait sur ses lèvres son baiser passionné ; tout son corps en frémissait et, chose étrange, subitement apaisée, le calme lui revenait avec la certitude que cela ne pouvait finir ainsi et qu’ils se reverraient encore.

Mais le temps passait, et le retour des forces physiques la rendait aussi plus accessible aux souffrances morales. Ayant repris ses occupations habituelles, Véra éprouvait le besoin immense et douloureux de revoir Wassiltzew, qui pendant trois ans l’avait aidée journellement dans son travail. Chaque petit détail lui rappelait cruellement l’ami absent ; chaque objet semblait avoir gardé quelque chose de lui ; tout ce qu’elle faisait ravivait le souvenir du passé, d’un instant de bonheur, d’un épisode quelconque, qui n’avait point alors attiré son attention, mais la remplissait aujourd’hui d’un amer désespoir. Chaque matin le réveil lui était particulièrement pénible : elle avait parfois des rêves étranges où elle voyait Wassiltzew d’une façon si réelle et si vivante, où elle sentait si bien sa présence, ces rencontres avaient lieu dans des conditions en apparence si normales, pleines de détails si vraisemblables qu’il lui arrivait de se dire : « Non, ceci n’est pas un rêve ! c’est la réalité ! »