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sions qui, il y a si peu de temps encore, occupaient tout mon être pensant ; je m’adonnais de toute mon âme à de nouveaux intérêts, faisant des connaissances à droite et à gauche, cherchant l’occasion de pénétrer dans les cercles les plus divers et suivant avec une curiosité intense toutes les manifestations de ce mouvement perpétuel, si compliqué et si vide au fond, qu’on appelle la vie pétersbourgeoise et qui semble ici pleine de charme au premier abord. Tout m’attirait et tout me rendait heureuse : les théâtres, les soirées philanthropiques, les cercles littéraires avec leurs discussions sans fin et sans résultat apparent sur les sujets les plus différents et les plus abstraits. L’intérêt de ces discussions, qui pour les habitués avait à la longue sensiblement diminué, conservait pour moi tout le prestige de la nouveauté.

J’y prenais part avec toute la vivacité dont est susceptible le Russe, bavard par nature ; de plus, j’arrivais de l’étranger où je n’avais eu d’autre société que deux ou trois savants enfermés chacun dans son unique spécialité et ne comprenant pas qu’on puisse dépenser un temps précieux en paroles inutiles.

Le plaisir que j’éprouvais d’entretenir des rapports amicaux avec les gens que je fréquentais, faisait naître chez eux des sentiments analogues : mon enthousiasme se communiquait à mon entourage. Ma réputation de femme savante me parait d’une certaine auréole ; mes amis avaient confiance en ma destinée ; deux ou trois journaux avaient déjà fait mon éloge ; ce rôle, si nouveau pour moi, de femme célèbre m’intimidait un peu, tout en m’amusant beaucoup. En un mot, je me trouvais dans une disposition d’esprit fort heureuse, je traversais pour ainsi dire la lune de miel de ma renommée et à cette époque de ma vie je n’étais pas loin d’admettre que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

Aujourd’hui j’étais particulièrement de bonne humeur : la veille j’avais passé ma soirée dans les bureaux d’une revue que l’on venait de fonder et à laquelle on m’avait proposé de collaborer. Cette publication nouvelle excitait la verve des futurs écrivains : une animation extraordinaire régnait le samedi à la rédaction. Rentrée à deux heures du matin, je m’étais levée tard. Tout en déjeunant sans me presser, j’avais parcouru les journaux. L’annonce d’une bibliothèque sculptée à vendre d’occasion m’ayant frappée, j’allai la voir ; dans le tramway, je rencontrai une amie, comme moi membre du comité des cours supérieurs pour les femmes, récemment inaugurés ; nous causâmes de cette œuvre, puis j’allai voir d’autres amis, et enfin, vers les quatre heures, je rentrais chez moi. J’étais assise dans un fauteuil, devant un bon feu et j’examinais avec plaisir mon cabinet de travail, qui était fort agréable et arrangé avec goût. N’ayant pas cessé pendant