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— Ah, Mademoiselle, ma pauvre demoiselle, n’en parlez pas ! Je sais que le voisin est bon. Nous autres, croyez-le bien, nous le plaignons du fond du cœur ! Et vous aussi nous vous plaignons. Nous disions souvent que ce serait un bon mariage ! Et nous étions heureux en vous regardant tous les deux. Mais que faire ? C’est la volonté de Dieu !… Mademoiselle, maîtresse, que faites-vous ? Avez-vous perdu la tête, ma colombe chérie ! Est ce bien devant moi, vile esclave, que vous vous mettez à genoux !

Véra, au comble du désespoir, s’était jetée aux genoux d’Anissia et lui embrassait les mains.

— Anissia, si tu ne veux pas, mon sang retombe sur toi ! Je te jure que je mourrai si je ne le vois pas avant son départ.

Anissia n’avait pas un cœur de pierre. Après beaucoup de recommandations et de soupirs, elle promit enfin à Véra de la laisser sortir par le perron de service, plus tard, lorsque tout le monde serait couché.

Il faisait nuit quand Véra, vêtue de la robe d’Anissia, un vieux châle sur la tête, se glissa hors de la maison. De jour le soleil était déjà chaud, mais le soir il y avait encore de légères gelées ; les ornières de la grand’route se recouvraient d’une mince pellicule de glace qui craquait sous les pas de Véra ; un frisson fiévreux secouait ses membres.

Le ruisseau séparant les deux propriétés était sorti de son lit et rendait la route impraticable ; on était obligé de faire un détour de deux kilomètres, et il semblait à Véra, qui jamais encore ne s’était trouvée en pleine campagne la nuit, que le chemin était tout autre que le jour. Elle ne reconnaissait pas les lieux qui lui étaient le plus familiers.

Mais elle avançait sans se retourner, ne ressentant ni frayeur ni émotion ; la douleur du prochain départ de Wassiltzew semblait endormie. La tête lui tournait, ses pensées semblaient noyées dans un brouillard et ce sentiment n’avait rien de désagréable. Ses pieds étaient légers, elle ne sentait plus le poids de son corps, marchait comme dans un rêve et ne revint à elle qu’à l’entrée de la propriété de Wassiltzew.

La maison était dans les ténèbres : tout le monde dormait. Une seule fenêtre reflétait une faible lumière. Véra frappa un petit coup timide d’abord ; personne ne répondit ; alors elle frappa de plus en plus fort. Deux chiens aboyèrent avec rage ; on entendit un bruit de pas : c’était un des gendarmes qui arrivait tout endormi, ses pieds nus chaussés de savates et son uniforme négligemment jeté sur ses épaules ; il portait une lanterne allumée.

— Qui est là à rôder ainsi la nuit ? Que voulez-vous ? grogna-t-il en ouvrant la porte. Eh ! Mais c’est une donzelle… Et sa mauvaise humeur fit place à l’étonnement.