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Véra connaît ces nouvelles théories ; aussi croit-elle en toute sincérité, ne plus avoir la foi. Et cependant son âme se remplit d’un sentiment de reconnaissance infinie et passionnée envers l’être inconnu qui lui donne le bonheur, et par une vieille et ineffaçable habitude, c’est vers le Dieu dont elle nie l’existence qu’elle tourne son ardente prière :

— Mon Dieu ! Je sais qu’il y a dans le monde beaucoup de chagrins, de malheurs, d’injustice ! Je suis prête à me sacrifier pour ceux qui souffrent, je suis prête à donner ma vie pour eux ! Mais plus tard, mon Dieu, plus tard ! Maintenant j’ai soif de bonheur et de félicité.

Et Véra s’endort pendant quelques instants d’un sommeil inquiet.

« À demain ! » ce rayon d’espoir traverse comme un éclair son âme inconsciente et la jette de nouveau dans les fiévreuses délices de l’attente.

L’aube commence à paraître. Déjà les coqs ont chanté pour la seconde fois ; les moineaux commencent à gazouiller bruyamment sous les fenêtres de Véra, qui dort d’un sommeil agité, les joues en feu et les mains glacées. Ce n’est qu’après le lever du soleil qu’elle s’endort enfin d’un sommeil de plomb.

Aussi se réveilla-t-elle fort tard, vers midi, avec le sentiment que quelque chose d’extraordinairement heureux était arrivé la veille. Comme il fait bon se souvenir le lendemain d’une grande joie !

Véra eut de la peine à quitter son lit douillet.

— Et mon école ? se dit-elle tout à coup. Elle se leva rapidement, se préparant à s’habiller, puis voyant l’heure avancée, décida que la leçon étant déjà manquée, il ne valait plus la peine de tant se presser. Aussi se recoucha-t-elle en fermant les yeux, souriant doucement à son bonheur prochain.

La femme de chambre entr’ouvrit la porte, cherchant à voir si Véra dormait.

— Anastasie, ma bonne, pourquoi ne m’as-tu pas réveillée plus tôt ?

— Mais, Mademoiselle, je suis entrée cinq fois déjà ; vous dormiez si bien que je n’ai pas voulu vous déranger.

Quel visage étrange elle a aujourd’hui, pensa Véra.

— Savez-vous, Mademoiselle, qu’il nous est arrivé un malheur ! dit tout à coup la bonne avec un ton d’émotion unie à un certain contentement que prennent les domestiques pour communiquer les événements les plus divers.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’écrie Véra sautant du lit.

Sans savoir de quoi il s’agit, son cœur prévoit un malheur.

— La police est venue cette nuit chez notre voisin, répond Anastasie.