Dans l’ancienne chambre d’études une jeune fille est penchée sur la table ; elle paraît avoir dix-huit ans, sa taille est élancée et son profil finement sculpté ; ses yeux bleu foncé, bordés de cils noirs, sont rêveurs.
Un livre ouvert est devant elle ; c’est un volume de Dobroliuboff ; il est facile de voir qu’elle ne peut fixer ses pensées sur sa lecture. À chaque instant elle lève la tête et se renverse sur le dossier de sa chaise ; ses doigts agitent machinalement un coupe-papier en ivoire. Tout à coup ses yeux expriment l’impatience de l’attente.
Il n’est pas facile de reconnaître dans cette belle jeune fille l’ancienne petite Véra. Depuis sa mémorable explication avec Wassiltzew, trois années ont passé dans le calme, sans aucun événement extérieur, mais riches pour elle en travail et en impressions.
Son amitié avec Wassiltzew n’avait fait que croître et se fortifier ; seulement, elle était devenue une étrangère pour sa famille. Ses sœurs avaient fini par se fatiguer de la taquiner au sujet du voisin et s’étaient complètement détournées d’elle ; quant aux parents, les relations avec Wassiltzew datant de son enfance, ils n’avaient pas cru devoir y mettre obstacle lorsqu’elle eut grandi, suivant en cela leur habituelle légèreté. Cependant, la considération qu’ils avaient autrefois pour Wassiltzew avait sensiblement diminué pendant ces derniers temps. On lui reprochait de graves méfaits. D’abord il avait cédé aux paysans, sans exiger d’eux le rachat d’usage, toutes les terres dont ils n’étaient jusque-là que les fermiers ; en dehors du tort qu’il s’était fait à lui-même, il donnait ainsi un fort mauvais exemple dans la contrée. Puis on le soupçonnait de donner des conseils aux paysans des terres voisines, et il avait fait avorter mainte combinaison inventée par l’un ou l’autre des seigneurs pour s’avantager dans les partages, au préjudice de leurs anciens serfs.
En somme, quoiqu’on ne pût formuler aucune preuve certaine contre Wassiltzew, tout le monde s’accordait pour trouver que sa conduite n’était pas ce qu’elle aurait dû être dans sa position : il semblait oublier que l’exil politique oblige un homme à beaucoup de circonspection. L’un de ses voisins avait bien essayé de lui faire comprendre que le gouverneur du district était loin de l’approuver, mais il n’avait pas semblé prendre garde à cet avis.
Si les seigneurs boudaient Wassiltzew, les paysans l’adoraient. Ils avaient commencé par le craindre, il est vrai, et par se méfier de lui, lors de l’abandon qu’il leur fit de ses terres ; puis ils avaient supposé qu’il était peu pratique et même peu intelligent. Mais ils comprirent cependant que cet acte ne pouvait guère s’expliquer par un manque de raison, car chaque fois qu’ils venaient le consulter pour affaires, ils le trouvaient toujours prêt à leur donner un conseil sensé et à les aider de toute autre manière.