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— Mais chez nous on ne déporte et on n’interne que des criminels et des brigands !…

Ces paroles sortirent involontairement de la bouche de Véra ; à peine avait-elle eu le temps de les prononcer que son visage devint pourpre.

« Notre voisin, lui aussi, est interné », pensa-t-elle.

— On interne aussi pour autre chose ! dit Wassiltzew à demi-voix.

Ils continuaient à marcher côte à côte en silence ; Véra, la tête baissée, tiraillait nerveusement les bouts de son fichu. Des pensées étranges, presque insensées, remplissaient sa tête. Elle craignait de dire une bêtise, de blesser le voisin, et cependant cette question avait pour elle une importance si vitale qu’elle ne pouvait se laisser arrêter par des conventions de politesse.

— Quel est le motif de votre internement ? demanda-t-elle rapidement, sans regarder Wassiltzew.

Celui-ci sourit.

— Cela vous intéresse-t-il beaucoup ? demanda-t-il.

Véra fit de la tête un signe affirmatif ; son visage répondait pour elle.

— Et ces martyrs contemporains vous intéressent-ils aussi ?

Les yeux de Véra brillèrent d’un éclat encore plus vif.

— Voulez-vous que je vous raconte tout cela ? Seulement, je vous avertis que je serai obligé de vous parler de bien autre chose encore.

Le visage de Véra rayonnait.

— Je serai peut-être forcé de vous parler aussi de Dioclétien et du Capitole. M’écouterez-vous ?

— Oh oui ! Certainement !

V

Le lendemain, Wassiltzew fit une visite au comte Barantzew et des relations s’établirent vite entre eux ; aussi quand Wassiltzew proposa, quelque temps après, de donner à Véra des leçons gratuites, son offre fut-elle acceptée avec empressement, d’autant que le comte, malgré toute sa légèreté, éprouvait des remords de conscience à la pensée que sa fille cadette grandissait avec un bagage de connaissances aussi léger que celui de la première paysanne venue.

À partir de ce moment, les sœurs de Véra, persuadées qu’elle était parvenue à conquérir le cœur de leur voisin, la félicitèrent en riant de cette victoire. Se moquer de son « adorateur » devint bientôt une habitude pour elles. Ces conversations et ces agaceries éveillèrent d’abord chez Véra un sentiment de confusion et de colère ; mais peu à peu elle y trouva un certain charme. N’est-il pas toujours flatteur d’entendre dire qu’on a inspiré une