Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le lendemain, sans motif raisonné, il retourna à l’endroit de sa honteuse défaite.

À son étonnement, il y trouva Véra. Pensive et sérieuse, elle était au bord du ruisseau et semblait l’attendre.

— Bonjour ! lui dit-il amicalement, lui tendant la main.

— Est-il possible que tout cela soit faux ? demanda-t-elle au lieu de répondre et levant sur lui ses grands yeux inquiets et presque suppliants.

La veille, elle s’était fâchée en entendant critiquer son livre favori, mais bientôt sa colère avait fait place à un sentiment plus pénible.

Dans l’opinion générale, le voisin avait une grande intelligence et beaucoup d’instruction. Il devait donc savoir à quoi s’en tenir. Serait-il possible que toute l’histoire des martyrs ne fût qu’un conte ? Le doute la faisait tant souffrir qu’il lui fallait s’éclairer coûte que coûte.

— C’est du livre que vous parlez ? demanda Wassiltzew en riant. Mais, Mademoiselle, réfléchissez. L’empereur Dioclétien régnait à Bysance et le Capitole se trouve à Rome. Comment pouvait-il ordonner aux gardes d’y mener l’honnête martyr Isidore ?

— Ah ! c’est ainsi que vous l’entendez ! Alors il n’y a que cela de faux ?

— Comment « que cela » ? Il me semble que cela suffit !

— Mais est-il vrai qu’il y a eu des martyrs ?

— Certainement.

— Et qu’on les a coupés en morceaux, brûlés et fait dévorer par des bêtes féroces ?

— Tout cela est vrai.

— Ah ! Que Dieu soit béni ! s’écria Véra avec un soupir de soulagement.

— Comment ? Que Dieu soit béni ? Qu’on les ait ainsi martyrisés ?

L’originalité de cette enfant commençait à amuser Wassiltzew.

— Mais non, ce n’est pas cela ! s’écria Véra, confuse. Je veux dire : Dieu soit béni qu’au moins à cette époque-là il y ait eu de si braves gens, des saints, des martyrs.

— De nos jours, il y a aussi des martyrs, dit Wassiltzew devenu sérieux. Véra lui lança un long regard étonné.

— Ah oui, en Chine ! trouva-t-elle enfin.

Wassiltzew sourit.

— Pourquoi chercher si loin ? Il y en a plus près.

Véra ne le quittait pas des yeux et son visage exprimait un étonnement de plus en plus profond.

— N’avez-vous jamais entendu dire que chez nous, en Russie, on emprisonne et on interne les gens, qu’on les envoie en Sibérie et que parfois on les pend ? Comment pouvez-vous demander s’il y a des martyrs ?