Page:La Société nouvelle, année 8, tome 1, 1892.djvu/153

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 153 —

pont et de là je regardai vers les rives de la rivière de Londres ; et certainement, il y avait bien là de quoi m’étonner, car quoiqu’il y eût un pont par-dessus le fleuve et des maisons sur les bords, combien tout était changé depuis la nuit passée ! Les usines de savon avec leurs cheminées vomissant de la fumée avaient disparu ; les ateliers de machines avaient disparu, les ateliers de plomb disparus ; et aucun bruit d’enclume ou de marteau n’était apporté par le vent de l’ouest, de chez Thormeyerof. Et quant au pont, j’avais peut-être rêvé d’un pont pareil, mais jamais je n’en avais vu un semblable, si ce n’est dans un manuscrit enluminé ; car, pas même le Ponte Vecchio, à Florence, ne l’approchait de loin. Il était fait d’arches en pierres, splendidement solide, assez haut pour laisser passer facilement le trafic ordinaire de la rivière. Par-dessus le parapet apparaissaient de petits édifices bizarres et pleins d’imagination, que je pris pour des baraques ou des boutiques ; ils étaient décorés de girouettes et de flèches peintes et dorées. La pierre montrait un peu les ravages du temps, mais ne montrait pas les traces de la pénétration de la suie, que j’étais habitué de voir sur chaque édifice de Londres vieux de plus d’un an. Bref, à mon avis, un merveilleux pont.

Le rameur observait mes regards de vif étonnement et me dit, comme en réponse à mes pensées : « Oui, c’est un beau pont, n’est-ce pas ? » Même les ponts en amont du courant qui sont beaucoup plus petits, sont à peine plus délicats et ceux en aval sont à peine plus dignes et majestueux !

Je me surpris à dire presque malgré moi : « De quand date-t-il ? » « Il n’est pas très vieux, répondit-il ; il fut construit ou du moins ouvert à la circulation en 2003. Autrefois il y avait là un pont en bois assez simple. »

Cette date me fermait la bouche, comme si une clef avait été retournée dans un cadenas fixé à mes lèvres, car je voyais que quelque chose d’inexplicable était arrivé et que, si je disais plus, je serais embarrassé dans un chassé-croisé de questions et de réponses entortillées. Aussi j’essayais d’avoir l’air indifférent et de regarder d’un air simple, bien que dans la direction du pont et un peu au delà, c’est-à-dire aussi loin que les emplacements des ateliers de savon, je visse ceci : Les deux rives avaient une ligne de très jolies maisons basses et larges, placées un peu en arrière de la rivière ; elles étaient presque toutes bâties de briques rouges avec des toits de tuiles et avaient l’air avant tout confortables et comme si elles étaient pour ainsi dire vivantes et sympathiques comme la vie des habitants qu’elles contenaient. Il y avait devant chacune d’elles un jardin descendant vers les bords de l’eau ; dans ces jardins les fleurs épanouissaient leur floraison luxuriante, envoyant de délicieuses bouffées de parfums d’été par-dessus le fleuve tourbillonnant. Derrière les maisons, je voyais apparaître de grands arbres,