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Brahms est touchant aussi longtemps qu’il rêvasse intimement, ou qu’il pleure sur lui-même, en cela il est « moderne » ; il devient froid, il ne nous regarde plus dès qu’il veut devenir l’héritier des classiques.

On appelle volontiers Brahms l’héritier de Beethoven : je ne connais pas d’euphémisme plus prudent. Tout ce qui a aujourd’hui quelque prétention au grand style en musique, est ou bien faux envers nous, ou bien faux envers lui-même. Cette alternative offre assez sujet à la méditation : elle renferme notamment une casuistique sur la valeur des deux cas. « Faux envers nous », contre cela l’instinct du plus grand nombre proteste, ils ne veulent pas être trompés ; pour moi, je préférerais naturellement ce type à l’autre (faux envers soi-même). C’est là mon goût. Plus clairement exprimé pour les « pauvres d’esprit » ; Brahms ou Wagner. Brahms n’est pas comédien. On peut comprendre une grande partie des autres musiciens dans la notion de Brahms. Je ne dis pas un mot des malins singes de Wagner, par exemple de Goldmark, avec la Reine de Saba. On appartient à la ménagerie, on peut se faire voir. Ce qui peut être bien fait, magistralement fait aujourd’hui, ce ne sont que les plus petites choses. Ici seulement l’honnêteté est encore possible. Mais rien, au point de vue essentiel, ne peut guérir la musique de la destinée essentielle, de sa fatalité d’être l’expression de la contradiction physiologique, d’être moderne.

Le meilleur enseignement, la culture la plus consciencieuse, l’intimité la plus grande ou même l’isolement dans la société des anciens maîtres, tout cela n’est que palliatif, pour parler plus sévèrement qu’illusion, parce qu’on n’a plus dans le corps les conditions nécessaires : même si l’on était de la forte race d’un Händel, si l’on avait l’exubérante animalité d’un Rossini. Chacun n’a pas le droit de se guider d’après tel ou tel maître : cela est vrai pour toute époque. Il n’est pas impossible qu’il existe encore aujourd’hui en Europe des restes de races plus fortes, d’hommes typiques sans rapports avec notre époque ; c’est d’eux qu’on pourrait espérer encore également pour la musique une beauté, une perfection tardive.

Ce que nous pourrions voir encore dans notre vie, ce sont des exceptions. Aucun dieu ne sauverait la musique de cette règle, que la corruption domine, qu’elle est fatale.


ÉPILOGUE

Retirons-nous enfin et respirons loin de ce monde étroit où toute question condamne l’esprit à s’occuper de la valeur des personnalités. Un philosophe éprouve le besoin de se laver les mains, après s’être occupé si longtemps du « cas Wagner ». Je donne ma notion du moderne. Chaque