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ardeur. C’est ici, notamment, que l’influence de Wagner a été bienfaisante, si elle a pu d’ailleurs l’être n’importe où. Jamais encore, dans cette sphère, on n’a tant pensé, tant travaillé. Wagner a donné à tous ces artistes une conscience nouvelle ; ce qu’ils exigent maintenant d’eux-mêmes, ce qu’ils obtiennent maintenant d’eux-mêmes, jamais ils ne l’ont auparavant exigé d’eux-mêmes ; ils étaient jadis trop modestes pour cela. Un autre esprit règne au théâtre, depuis que l’esprit de Wagner y règne : on exige le plus difficile, on blâme durement, on loue rarement ; le bon, l’excellent compte comme règle. Le goût n’est plus nécessité, pas même la voix. On ne chante Wagner qu’avec une voix ruinée : cela agit dramatiquement. Être doué est exclu. L’expressif à tout prix, comme l’exige l’idéal wagnérien, l’idéal de la décadence ; (celui-ci s’entend mal avec le fait d’être doué). Il ne faut pour cela que de la vertu, c’est-à-dire du dressage de l’automatisme, de la « négation de soi-même ». Ni goût, ni voix, ni dons naturels ; la scène de Wagner ne demande qu’une chose : des Germains !… Définition du Germain : obéissance et longues jambes. C’est d’un enseignement profond que l’élévation de Wagner soit contemporaine de l’élévation de l’empire, que tous deux grandissent en même temps ; ce double fait ne prouve qu’une seule et même chose : obéissance et longues jambes. Jamais on n’a mieux obéi, jamais on n’a mieux commandé. Les maîtres de chapelle de Wagner, en particulier, sont dignes d’un siècle que la postérité appellera un jour, non sans un respectueux effroi, le siècle classique de la guerre. Wagner s’entendait à commander : sous ce rapport il était le grand maître. Il commanda par sa volonté impitoyable, en enchaînant tout autour de lui par une discipline ineffaçable. Wagner fournit peut-être le plus grand exemple de la violence faite à soi-même que possède l’histoire de l’art. (Alfieri même, son proche parent quant au reste, est encore dépassé. Remarque d’un Turinois).


XII

Constater que nos comédiens sont devenus plus dignes de respect que jamais, n’est pas contester leur valeur périlleuse et nocive. Mais qui doute encore de ce que je veux, qui doute encore des trois prétentions, pour lesquelles, cette fois, ma colère concentrée, mes soucis, mon amour de l’art m’ont ouvert la bouche ?

Que le théâtre ne devienne pas maître de l’art.

Que le comédien ne devienne pas le séducteur de l’authentique.

Que la musique ne devienne pas l’art du mensonge.