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La musique[1] de Bizet m’apparaît parfaite. Elle se présente légère, souple, avec politesse. Elle est aimable, elle ne sue pas. « Le bien est léger, tout ce qu’il y a de divin court sur des pieds délicats » : premier chapitre de mon esthétique. Cette musique est méchante, raffinée, fataliste : elle reste populaire avec cela, elle a le raffinement d’une race, non celui d’une

  1. L’œuvre et le musicien sont-ils bien choisis pour être opposés comme un idéal nouveau à l’œuvre d’art wagnérienne. Que Bizet soit un excellent musicien et dont la vie brève donnait les plus hautes promesses, c’est certain ; mais Carmen n’est peut-être pas le chef-d’œuvre de Bizet (les symphonies de l’Arlésienne pouvant très bien tenir en face et requérir davantage les goûts du musicien, s’il entend les fragments symphoniques, aux concerts, isolés, débarrassés du flux d’inutiles paroles qui les prétexta). Les auditeurs de Carmen, même ceux qui en goûtent la musique, véritablement imagée et dramatique, non sans quelques concessions à un public peu musicien, ne peuvent qu’être choqués de bien des allures du poème. Les banalités de ce texte extorqué dans la belle nouvelle de Mérimée pouvaient d’ailleurs plus encore être nocives à Bizet. Peut-être Nietzsche entendit-il l’œuvre en Allemagne ou en Italie, jouée en drame lyrique ou en opéra ; et a-t-il moins souffert qu’un Français à l’audition des passages parlés. Cet antagonisme d’ailleurs contre les œuvres wagnériennes, s’il a été peut-être exprimé par Nietzsche, en première date peut-être, avec une forme singulièrement incisive et des allures démonstratives, cet antagonisme n’est pas neuf. Une catégorie de musiciens attaque Wagner de la même façon ; aussi ils lui objectent Carmen : mais Carmen n’est que la suite d’une série. Les Noces de Figaro seraient le type de l’œuvre musicale réelle, viendraient par exemple Grétry, Méhul, les œuvres d’Hérold, etc… À la pompe et la solennité wagnérienne on opposerait un art plus vif, plus net, plus sobre, plus flexible, art de traduction musicale applicable à presque tous les sujets.

    Évidemment tous les musiciens ne peuvent rêver des cosmogonies ; on peut demander, à côté du grand art décoratif, place pour un genre à la fois noble et léger : la comédie musicale, disaient les critiques amis de Bizet ; mais il n’y a nullement antinomie dans la coexistence des deux arts.

    Watteau peut tenir aux mêmes mémoires que Rembrandt, Degas auprès de Thurner, etc., les stendhaliens en face des grands lyriques.

    Le seul point est de ne point confondre les ressources différentes de ces deux sommes d’art ; et s’il est puéril d’évoquer autour d’une inoffensive paysannerie ou idylle, les grands échos de l’orchestre wagnérien, il est sans goût d’aborder le haut drame lyrique aux personnages conventionnels et de recul, avec des procédés seulement un peu rehaussée de musique ordinaire.

    L’art de Bizet évoque l’idée d’un très charmant concert d’instruments et de voix, éveillé dans le but d’intéresser des gens de goût et leur faire plaisir. La grande fresque de Wagner prêche, enseigne et conclut.

    Certes les wagnériens sont souvent agaçants et ne ressemblent À leur chef d’école que d’une manière mnémonique, mais peut-être pour l’appui de sa cause et de sa réclamation de philosophe désireux de voir figurer sur les scènes autre chose que l’éternel Wotan, Nietzsche oublie-t-il trop facilement les grimaces en roulades et les entrechats faciles des motifs, qui caractérisent les imitateurs, des créateurs de l’ancien opéra.

    Après le triomphe de Wagner en ses efforts de construction de grandes fresques musicales, une réaction devait se produire en faveur d’une musique plus facilement isolable. Cette réaction règne d’ailleurs parmi bien des wagnériens sérieux, ceux par exemple de la jeune école française.