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BOHÉMIENS


En Valachie, une route disloquée ; notre voiture grimpe dans une gorge des Alpes transylvaines… Le cocher se retourne et nous baragouine des mots avec démonstration de gestes indiquant la droite de la route, là-bas…

Nous distinguons bientôt un amas de gens noirs, un groupe confusément agité : un campement de Zingari, misérables nomades de Bosnie, errants, vagabonds de la grande juiverie de Bohême, tombés là, au hasard de leur perpétuelle rôderie.

Dans une crasse puante, une douzaine d’êtres apitoyant, loqueteux, laissant voir des chairs meurtries, d’attristantes nudités. Sur des épluchures et des débris de légumes, rampent des enfants morveux rongeant ce qu’ils peuvent ramasser. Près de la carriole emplie de chiffons, un cheval efflanqué, aux maigreurs vacillantes, flaire les cendres d’un foyer éteint.

Un mouvement - sorte de mise en scène - s’est fait prestement à notre approche.

Les enfants se blottissent près des femmes ; les vieux flegmatiques, demeurent accroupis, fumant régulièrement leur mince pipe noire, tandis que de grands jeunes hommes osseux, les bras longs et embarrassés, avancent leur niaiserie souriante, et tendent la main. Ces êtres terreux, les yeux luisants, sont habillés d’une courte jupe trouée et d’une couverture ficelée sur le dos ; leurs cheveux gluants sont arrangés en papillotes au bout desquelles pendent des osselets.

Sur l’indication de notre cocher, très amusé, nous lançons de la monnaie — et ces monstres, le regard allumé et les ongles sortis, se jettent sur les pièces. Pour en conquérir une, leur rapacité excitée bataille à coups de poings, à coups de griffes…