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— Ô mes bons…

Il n’acheva point. Un homme, d’un coup de canne, avait fendu la tête au griffon. Alors ils se jetèrent sur lui, et le frappant, le bousculant, l’obligèrent à fuir. Il courut au hasard, les bras étendus, les mains tâtonnantes, entraînant, au bout de la corde, son chien qui agonisait et dont les petites pattes embouées griffaient désespérément le vide. Il se heurta contre un mur et s’érafla la joue ; il brisa son accordéon contre le poteau d’un réverbère ; et, à tout moment, accrochait le bord du trottoir dont les arêtes lui sciaient les tibias. Son bâton s’étant embarrassé dans ses jambes, il tomba. On lui jeta des pierres ; elles rendirent un son mat en cognant ses os, et un long sifflement, pareil à un râle, sortait de sa poitrine. — À l’extrémité de la ville, ses persécuteurs s’arrêtèrent. Il continua sa course par les champs détrempés, sous la pluie cinglante, tandis que son chien, comme une grosse éponge, traçait derrière lui un large sillon dans la boue. Bientôt on ne le vit plus, mais le bruit de ses pas, pendant quelques minutes encore, monta dans les ténèbres, avec des sanglots et des gémissements.

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Les gens, en retournant, appréciaient leur conduite vis-à-vis de l’aveugle. Bien qu’ils estimassent la punition par trop anodine, ils n’en éprouvèrent nul regret ; ils se félicitèrent même d’avoir agi avec une certaine générosité, et cela les rendit gais, joyeux, disposés au rire et à la facétie ; ils se trouvaient dans cet état d’âme qui résulte de l’accomplissement d’une bonne action.

Rentrés chez eux, ils ne purent se reposer immédiatement, les émotions de la soirée leur avaient causé une espèce de fièvre. Ils marchèrent de long en large dans leurs appartements ; ils se collèrent le nez aux fenêtres et jetèrent un regard distrait sur la rue ; ayant constaté que des flocons de neige se mêlaient à la pluie, ils simulèrent un long frissonnement et murmurèrent : « Quel temps abominable ! — Il neigera toute la nuit » ; puis ils furent subitement pris de pitié et s’apitoyèrent sur les malheureux qui n’ont pas de gîte, pas de pain, et qui résistent, Dieu sait comment ! aux rigueurs de l’hiver, et l’un d’eux, un gros homme dont le froid avait empourpré les bajoues, approchant du feu ses chaussures mouillées et se frictionnant vigoureusement les mains, sentencia : « Brr… je ne voudrais pas me trouver, pour l’instant, à la place de ce bougre d’aveugle.

hubert krains.