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avec, aux lèvres, le sourire malin des personnes qui font une bonne farce.

Le jour baissait. L’allumeur de réverbères entama sa randonnée et l’on vit un point de feu parcourir, en zigzaguant, les rues. Elles s’éclairèrent d’une lumière ondoyante et vague et, comme la bruine tombait toujours, des flaques d’eau scintillèrent çà et là.

Ils cessèrent de torturer l’aveugle ; d’ailleurs, la pluie commençait à pénétrer leurs vêtements ; ils avaient froid, ils grelottaient ; et sur la remarque faite par quelqu’un qu’on allait s’enrhumer, plusieurs personnes, se détachant du groupe, filèrent, pareilles à des fantômes, en rasant les murs.

Les autres, sans doute, allaient les imiter, lorsque des enfants parurent sur le seuil des maisons voisines. À cause de l’ombre épaisse des corridors, on ne distinguait que leurs têtes. Gracieuses et douces, elles avaient, dans la nuit, presque l’immatérialité des visions. Le reflet d’une grande joie intérieure les illuminait, et leurs yeux, perdus dans le vide, semblaient caresser des choses qu’eux seuls voyaient et qui les fascinaient. Et une chanson étrangement naïve montait de leurs lèvres, une chanson faite de mots accolés au hasard, d’onomatopées fantasques, auxquels s’entremêlaient des lambeaux de cette romance que fredonnait l’aveugle, quelques minutes avant, dans le silence de la rue.

Cela ralluma toute leur colère. Que cet homme fût entré dans leur ville pour y mendier, ils le lui pardonnaient aisément ; il n’avait fait, en somme, que contrevenir aux règlements communaux, puis il n’y voyait pas, et on ne pouvait, en bonne conscience, lui reprocher de n’avoir pas tenu compte des écriteaux qui les protégeaient contre les sollicitations des faméliques et des va-nu-pieds. Mais la pensée qu’il avait éveillé chez leurs enfants des désirs de poésie, le vague besoin d’échapper au terre à terre de l’existence, en s’accrochant à des chimères, les jetait hors d’eux-mêmes ; ils le contemplaient comme une sorte de monstre ; il aurait été coupable d’un viol qu’il ne leur eût pas inspiré une plus grande répulsion ; leurs yeux brillaient, leurs lèvres tremblaient, leurs bras traçaient dans l’air des gestes menaçants, et la lumière falote des réverbères, luttant avec de l’ombre sur leurs figures, en exagérait l’expression farouche. Ils proposèrent des châtiments épouvantables, imaginèrent toutes espèces de tortures, mais une peur, tout à coup, leur figea les moelles : ils se voyaient en cours d’assises, devant des juges, entre deux gendarmes, une voiture cellulaire les emportait à travers l’hostilité d’une foule, puis une porte de prison claquait derrière eux avec un grand bruit de verrous…

Ils désespéraient de pouvoir châtier impunément l’aveugle lorsqu’une voix cria :

— Tuons son chien !…

L’aveugle tressauta, sa main s’étendit en un geste protecteur, et sur sa face crispée des larmes roulèrent. Il balbutia :