Page:La Société nouvelle, année 5, tome 2, 1889.djvu/461

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le chanteur s’accompagnait d’un accordéon, et lorsque les dernières notes se furent éteintes, l’accordéon réentama seul le refrain dont il exagéra encore, par sa musique souffreteuse, la signification désolée et navrante.

Les gens furent stupéfaits : on chantait… on faisait de la musique… ah ! par exemple… et pendant un long moment ils restèrent figés sur leurs chaises, ahuris, la bouche ouverte, les yeux écarquillés. Puis, soudain, ils se précipitèrent dans la rue, et se trouvèrent face à face avec un aveugle qui s’apprêtait à recommencer sa romance, tranquillement, sans hâte, comme on exécute une besogne ennuyeuse. Son habit pelé semblait couvrir son corps depuis un temps indéfini ; sa casquette, enfoncée jusqu’aux oreilles, laissait passer deux ou trois mèches de cheveux qui se collaient à la peau plissée du cou ; ses paupières dessillées et sanguinolentes faisaient une bordure rouge à ses yeux morts ; et des gouttelettes d’eau, comme des perles d’argent, tremblaient dans les poils de sa longue barbe grise. Un bâton coupé à même quelque chêne, pendait à son bras par une lanière de cuir, et il s’était attaché en sautoir la laisse de son chien — un griffon famélique dont les poils agglutinés formaient des stalactites crasseuses qui s’entrechoquaient à chacun de ses mouvements.

Dans le claquement précipité des pas, dans la rumeur houleuse de la foule, l’aveugle prévit une hostilité, et, avec l’épouvante d’un enfant qui a commis un méfait dont il ne peut se rendre compte, il supplia : « Ô mes bons messieurs !… » puis il fit mine de s’en aller, mais une main, s’abattant sur son épaule, l’immobilisa.

Tous, maintenant, l’entouraient. La colère les faisait parler en même temps. Et de cette conversation confuse, entremêlée de jurons, et d’où, parfois, comme un cri de bête, un ricanement s’élevait, l’aveugle discernait peu de chose ; seuls quelques mots « amende… prison… dépôt de mendicité… on lui fera son affaire… » tombaient sur son cerveau comme des coups de poing.

Son chien s’étant réfugié auprès de lui, il sentit contre ses jambes le grelottement de son corps.

Il ne chercha plus à s’enfuir. La tête un peu renversée, la figure blême, rigide ainsi qu’une statue, il semblait considérer le ciel, mais lorsque les gens, en se rapprochant pour lui crier des injures, l’effleuraient de leur haleine, il larmoyait :

— Ô mes bons messieurs !…

Leur colère, pourtant, s’apaisa. Ils trouvèrent même comique la grande frayeur du mendiant, et l’attitude minable du chien qui levait sur eux des regards implorants, les fit rire. Quelques-uns s’étant approchés doucement, à pas de loup, le pincèrent à travers la toile mince de son pantalon, et une jeune fille — une ravissante jeune fille dont l’angélique figure s’auréolait de boucles blondes — ayant ramassé un brin de paille, lui en chatouilla les yeux. L’aveugle hurla. Tous le considérèrent, immobiles et silencieux,