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rien !… je n’ai que faire des fillettes ! Patronne, au printemps, donne-moi encore un galopin comme celui-là. « Prends y garde !… » la patronne rougit, c’est assez d’un ! (elle sait que déjà sous son cœur bat celui d’un autre enfant). « Bon Machouk, ce n’est rien ! » Et Proklouchko montant dans la teliga fait asseoir à ses côtes Machoutkho. Grichoukho s’élance et monte aussi et la teliga se met bruyamment en route… Une bande de moineaux s’envole des gerbes et plane sur le teliga. Dariouchka les regarde longtemps en abritant ses yeux avec sa main. Elle suit de l’œil le père et les enfants qui s’approchent de la grange, et dans les gerbes les visages roses des enfants lui sourient…

Hé ! une chanson, un refrain familier ! la voix du chanteur est bonne… les dernières traces de souffrance disparaissent du visage de Dario. Son âme s’envole avec la chanson, elle s’y absorbe tout entière… Il n’y a pas de plus merveilleux chants au monde que ceux que nous entendons dans nos rêves ! Que dit la chanson ? Dieu le sait… On ne peut saisir les paroles. Mais elles rafraîchissent le cœur, on touche en elles les limites dernières du bonheur, on sent en elles la douce caresse de la pitié, des promesses d’amour sans fin… Un sourire de contentement, de joie, ne quitte plus le visage de Dario.

XXXV

Qu’importe à quel prix ma paysanne a conquis l’oubli. Qu’importe ? elle sourit, nous ne la plaindrons pas. Il n’y a pas de paix meilleure et plus profonde que la paix qui nous vient des forêts, alors qu’on est sans un mouvement, sans un frisson, dans l’atmosphère froide des creux d’hiver. Nulle part aussi profondément, aussi librement, ne respire la poitrine fatiguée et si nous sommes las de la vie, où nous endormir plus voluptueusement ?

XXXVI

Pas un bruit ! l’âme se meurt, plus de souffrances, plus de passions, tu te sentirais écrasé par ce silence de la mort.

Pas un bruit ! Vois la bleue coupole du ciel, le soleil, la forêt, parés d’argent mat par le givre miraculeux, et laisse-toi séduire à ce mystère de la nature indifférente… Mais quoi j’entends un frôlement inattendu, — c’est un écureuil qui saute dans les arbres.

Il a fait tomber un peu de neige sur Dario en courant dans le pin, et Dario demeure engourdie dans un rêve magique.

F. Brouez