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plus bas, il agite de nouveau son sceptre et parle d’une voix douce et caressante. — « Tu as chaud ?… » — « Chaud, monseigneur ». Chaud ! et pourtant elle se raidit. Le Roi de la Gelée la touche, son haleine lui brûle le visage et il laisse tomber les aiguilles acérées de sa barbe blanche sur elle. Et voilà qu’il est descendu tout près d’elle ! — « As-tu chaud ? » dit-il encore. Il a pris tout à coup le visage de Proklouchko, il commence à embrasser la veuve de Prokl. Sur les lèvres, sur les yeux, sur les épaules, le vieux Mage la baise et murmure les mêmes douces paroles d’amour que murmurait le bien-aimé. Et elle se sent si bien au bruit de ces douces paroles, Darsouchko, qu’elle ferme les yeux et laisse tomber sa hache à ses pieds. Un sourire se joue sur les pâles lèvres de la malheureuse veuve, ses cils sont blanchis et floconneux, des aiguillons de gelée pendent à ses sourcils…

XXXIII

Elle est vêtue d’un linceul étincelant, elle se refroidit, elle est toute raide, tandis qu’elle rêve d’un chaud été. Tout le seigle n’est pas encore en grange, mais il est coupé — le couple en est bien aise ! Les moujiks emportent les gerbes et Dario arrache les pommes de terre dans les champs voisins du fleuve. Sa vieille belle-mère aussi peine ; sur un sac plein, la jolie Macha, l’espiègle, est assise, une carotte dans la main. La teliga en grinçant arrive, — le petit cheval reconnaît les siens et Pouklouchka marche à grands pas derrière sa charrette de gerbes dorées.

— Que Dieu vous vienne en aide ! et où donc est Grichoukho ? dit le père en passant. Dans le champ de pois, répond la vieille. Grichoukho ! crie le père. Et il regarde. Je crois qu’il est temps de brise… la patronne se lève et donne à Prokl à boire dans un petit pot blanc, plein de kras.

Cependant Grichoukho a répondu, enveloppé de feuillage, le gamin agile ressemble à un arbre vert qui courrait. Il court, ho ! il court, le galopin ! l’herbe brûle sous ses pieds ! Grichoukho est noir comme jais, sa tête seule est blanche. Tout en criant, il arrive sautillant (les branches lui font au cou une cravate). Il donne des pois à goûter à sa grand’mère, à sa mère, à sa petite sœur, il tourne comme une toupie ! La mère caresse le gamin, son père le pince, et pendant ce temps le cheval qui ne dort pas non plus, allonge, allonge le cou, il atteint les pois avec ses dents tendues et mange de bon appétit. Puis de ces douces et bonnes lèvres il happe l’oreille de Grichoukho…

XXXIX

Machoutkho[1] crie au père, prends moi, papa, avec toi, elle saute du sac et tombe. Le père la relève. « Ne pleure pas ! tu t’es fait mal ? ce n’est

  1. Diminutif de Macha, Maria.