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choquent, ils chatouillent mes mains et mon visage. Ils inclinent d’eux-mêmes leur tige vers la serpe — ils ne veulent plus rester debout. Je me mets à faucher vivement, je fauche, et sur mon cou tombent de grosses graines. C’est comme une grêle ! Il se perdra, il se perdra, cette nuit, tout notre seigle béni… Où es-tu donc, Prokl Sevastianitch ? Pourquoi ne viens-tu pas à mon aide ?

« Quel rêve prophétique, ma chère ! je faucherai toute seule maintenant. Je faucherai sans mon ami, je nouerai solidement les gerbes, et dans les gerbes mes larmes couleront ! Mes larmes ne sont pas des perles ! Ces larmes de veuve désolée, pourquoi donc le Seigneur les exige-t-il ? Qu’en peut-il faire ?… »

XXIII

« Vous êtes longues, nuits d’hiver ; on s’ennuie à dormir sans l’amie ; pourvu que mes yeux ne pleurent pas ! Je me mettrai à tisser de la toile. Je tisserai beaucoup de toile, de fine et bonne toile écrue… Il grandira, fort et bien bâti mon doux garçon. Il sera dans le pays un des fiancés les plus recherchés, et pour lui trouver une fiancée, nous nous adresserons aux meilleurs marieurs. Je peigne moi-même les cheveux de Gricho ; il est sang et lait notre premier-né, et sang et lait est aussi sa fiancée… Viens donc ! Bénis le jeune couple sous la couronne…[1].

« Nous attendions ce jour comme une fête, te rappelles-tu, quand Grichoukho commençait à marcher ? Toute une nuit nous avons discuté comment nous le marierions. Nous commencions à amasser pour la noce… et voilà… nous y sommes, grâce à Dieu ! Hein ? les grelots tintent ! le cortège nuptial revient ; allons vite à sa rencontre. La fiancée est pour le fiancé comme un paon pour le faucon ! Verse sur eux des grains de blé[2] et des graines de houblon !… »

XXIV

« Le bétail erre auprès de la forêt sombre ; le berger arrache de la tille dans la forêt, et de la forêt sort un loup gris. À qui va-t-il voler une brebis ? Un nuage noir, épais, s’étend juste au dessus de notre village ; la flèche foudroyante éclatera dans le nuage. Quelles maisons atteindra-t-elle ? De mauvaises nouvelles se propagent dans le peuple, les garçons ne jouiront plus longtemps de la liberté, c’est bientôt la conscription !

« Notre garçon est le fils unique de la famille ; pour tous enfants nous n’avons que Grichoukho et une fille. Mais notre maire est un voleur, — il n’a qu’à parler et le mire l’approuve ! Il sera perdu sans cause ni motif, notre garçon. Lève-toi, défends ton propre fils !

  1. En Russie on tient une couronne au dessus de la tête des jeunes mariés.
  2. On verse sur les jeunes mariés du blé et du houblon en signe de richesse future.