Page:La Société nouvelle, année 4, tome 2, 1888.djvu/366

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et vous, mes mains blanches ne vous engourdissez pas. Il faut, toute seule, suffire à tout ! Seule dans les champs ! C’est dur. Seule dans les champs, ce n’est pas l’usage. J’appellerai mon bien-aimé ! Ai-je bien labouré le champ ? Viens cher, viens voir ! Ai-je bien rangé le foin coupé ? Ai-je bien construit les meules ?… Je ne me suis reposée que sur mon râteau pendant tout le temps de la fenaison !… Personne pour corriger le travail de la baba ! Personne pour éclairer l’intelligence de la baba !… »

XXI

« Le bétail est rassemblé pour aller dans la forêt, le seigle béni commence à monter en épi, Dieu nous envoie une bonne récolte ! La paille est maintenant à hauteur de la poitrine, Dieu nous envoie une bonne récolte ! Mais il ne t’a pas laissé finir ton siècle — bon gré, mal gré, il faut peiner toute seule. Le taon bourdonne et pique, une soif mortelle m’exténue ; le soleil chauffe la serpe, le soleil aveugle les yeux, il brûle la tête, les épaules, il brûle les pieds et les mains ; la chaleur souffle aussi comme un four sur le seigle ; le dos est raidi par l’effort, on a mal aux bras et aux jambes ; on a devant les yeux des cercles rouges et jaunes… Fauche, fauche plus vite ! Vois — les grains se perdent… À deux ce serait plus vite fait ! À deux, ce serait plus commode…

XXII

« Quel rêve prophétique, ma chère, celui que j’ai eu la veille du Spas[1] ! Je m’étais endormie seule dans le champ, l’après-midi, une serpe auprès de moi. Je vois, je suis entourée par une armée innombrable, des bras menaçants s’agitent, on me regarde avec des yeux féroces… Je voulus m’enfuir, mes jambes ne m’obéissent pas. Je me mis à crier au secours, j’appelai de toute ma voix. Voilà que j’entends un bruit de pas, — c’est ma mère qui accourt la première ; les herbes remuent et bruissent, — ce sont les enfants qui se hâtent vers leur mère. Sous le vent, le moulin dans le champ, n’agite pas bien vite ses ailes. Mon père vient sans se presser ; la belle-mère se traîne à petits pas. Tous arrivent, tous accourent. Seul, mon bien-aimé, mes yeux ne l’ont pas vu… Je me mis à l’appeler : Tu vois — je suis entourée par une armée innombrable, des bras menaçants s’agitent, on me regarde avec des yeux féroces ; pourquoi ne viens-tu pas me défendre ?… À ce moment, je regardai autour de moi. Seigneur ! tout a disparu ! Qu’est-ce que j’avais donc ? Il n’y a plus d’armée ! Ce ne sont pas des méchantes gens, ce n’est pas une armée d’ennemis, ce sont les épis de seigle gonflés de la semence mûre qui me font la guerre ! Ils s’agitent, retentissent, s’entre-

  1. La fête du Sauveur.