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il brisé dans l’âme de la pauvre paysanne ? C’est le secret enseveli pour toujours dans les solitudes profondes de la forêt. Le grand chagrin de la veuve, mère de petits orphelins, n’a été entendu que des libres oiseaux, qui n’ont pas osé le répéter au monde…

XVIII

Ce n’est pas le piqueur qui sonne de la trompe dans la clairière, — c’est une jeune veuve qui, après avoir pleuré, frappe et fend du bois. Le bois coupé elle le jette sur la charrette, — il faut se hâter de la remplir. Sans doute elle ne s’aperçoit pas que les larmes coulent de ses yeux. Une larme pourtant, échappée de ses cils, tombe sur la neige et, brûlante, creuse jusqu’à la terre un trou étroit et profond. Une autre tombe sur le bois, puis sur l’outil et on la voit se congeler en grosse perle, blanche, ronde, compacte. Une autre brille sur la paupière, coule, vite comme une flèche, sur la joue et le soleil s’y réfléchit !… Dario se hâte de finir son travail. Elle ne songe qu’à son travail, elle ne sent pas le froid, elle ne s’aperçoit pas que ses jambes s’engourdissent et, pleine de la pensée de son mari, elle l’appelle et lui parle…

XIX

 

« Mon ami, notre belle Mocho, de nouveau, dans les rondes, au printemps, tes amies la prendront et la feront sauter sur leurs bras. On la jettera en l’air, on l’appellera Makorka, et on secouera le Mak[1]. Elle deviendra toute rouge comme un coquelicot, notre Macha aux yeux bleus et aux nattes blondes. Elle agitera ses petits pieds, elle rira et tous deux, toi et moi nous le contemplerons, mon bien-aimé !… »

XX

« Tu es mort, tu n’as pas vécu ton siècle [2], tu es mort, tu dors sous la terre !… On est joyeux au printemps, le soleil brille d’un éclat si vif ! Le soleil a tout ranimé, les beautés de Dieu se dévoilent, les champs appellent la charrue, les herbes appellent la faux.

« Je me lève, triste, de bon matin, je n’ai rien mangé à la maison et je n’emporte rien, je laboure jusqu’à la nuit, et la nuit, je consolide la faux ; demain matin je retournerai faucher. Tenez-vous bien, mes petites jambes !

  1. Makorka, tête de pavot, Mak, grain de pavot. Jeu populaire qui s’appelle « semer le Mak ». Une petite fille qui représente la Makorka, se met au milieu du cercle et on la fait sauter en l’air comme on secoue le mak pour le semer.
  2. Vivre son siècle : expression russe pour signifier la durée moyenne d’une existence humaine.